la série littéraire de Tiphaine Samoyault

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TOM HAUGOMAT

« Cher moment je te vois », de Caroline Lamarche, Verdier, 96 p., 15 €.

LE LIVRE DE L’AMI

En juillet 2021, la compositrice et chanteuse belge d’origine portugaise Margarida Guia décède des suites d’un cancer, à l’âge de 48 ans. Caroline Lamarche a réalisé avec elle le documentaire radiophonique Crimen amoureux (2014), sur l’incarcération de Verlaine à la prison de Mons, et elles ont collaboré à l’occasion de l’exposition « Les femmes dans l’art brut », au Musée Art et Marges, à Bruxelles (2019). Ils étaient devenus amis. Cher moment je te vois, un long poème narratif écrit à la hâte après que la mort a gagné, n’est pas une lamentation sur la perte d’un ami. C’est la vie elle-même, captée au seuil de la disparition, avec son énergie particulière, ses sons, ses phrases magnifiques car alourdies par la gravité de l’instant, ses manières d’affronter l’espoir mais aussi la peur. Nous la recevons d’un seul coup, comme nous avalerions la lumière.

Ce n’était pas bien d’être malade pendant le Covid-19. Assez vite, Margarida a dû partager son temps entre l’unité de soins palliatifs où l’on tentait de calmer la douleur d’une tumeur purulente et ouverte du sein, et l’hôpital où elle poursuivait sa chimiothérapie. Ses expériences à l’hôpital sont le plus souvent catastrophiques, des soignants débordés de travail, dans la douleur. « La pandémie a tout chamboulé / bouleversé les temps de soins / révélé le point de bascule / d’un système à bout de souffle. » Le précédent roman de Caroline Lamarche, La fin des abeilles (Gallimard, 2022), évoquait déjà les terribles conditions dans les maisons de retraite pendant le confinement.

Pour Margarida, les traitements seront bientôt abandonnés, rien ne peut être fait. Elle va dans un endroit où elle est bien traitée (“ça devrait être comme ça partout”), mais dont elle sait qu’elle ne sortira plus jamais. Comme les visites sont interdites presque partout à cette période, les amis se connectent entre eux via leur téléphone. Chaque jour, celle de l’extérieur parle à celle de l’intérieur, lui envoyant des enregistrements WhatsApp avec des chants d’oiseaux, des encouragements, des poèmes puis des photos de fleurs. Celui qui est à l’intérieur donne des nouvelles de l’avancée des choses, « de ce qui est de plus en plus réel »avec sa voix qui ne change pas malgré la maladie qui la consume : “tu sais, je suis toujours là”Ou “Je ne m’effondre pas”ou “Un jour à la fois, telle est ma devise, / il n’y a pas grand chose d’autre à dire.”

Avec une intensité brûlante

La phrase de Beckett qui donne son titre au livre, « cher moment où je te vois / dans ce rideau de brume qui s’éloigne » (PoèmesMinuit, 1978), est une variation intime de carpe Diem épicurien, formulé pour la première fois en Ieuh siècle avant JC par Horace dans une ode où il enjoint à une amie – Leuconoë – de ne pas s’inquiéter du jour de sa mort. « Ramasser le jour », « profiter du temps présent », aurait pu devenir la maxime d’une quête inconsidérée du plaisir alors qu’elle était au départ la préconisation d’une vie ordonnée : « Ne croyez jamais que demain viendra », dit le reste de l’ode. Le temps est si court qu’il ne laisse aucun espoir. Les protagonistes de Cher moment je te vois sommes dans cette situation où la porte, à peine ouverte, est sur le point de se fermer. Mais cet espace, ou ce laps de temps, dans la mesure du temps restant, peut tout accueillir, avec une intensité brûlante : les scènes drôles et les moments de désespoir, les souvenirs de l’Algarve et les jappements du petit chien, le cuisine partagée avec les gens arrivant à Bruxelles d’Érythrée ou de Somalie, les poèmes de Pessoa, Baudelaire ou Sylvia Plath.

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