Depuis sa séparation, Sophie n’a jamais osé entreprendre des démarches pour que son enfant obtienne une pension alimentaire. Lorsqu’elle a soulevé la question, son ex-partenaire, qui est propriétaire d’une entreprise, l’a prévenue que ses revenus seraient trop faibles pour lui payer quoi que ce soit.
« J’avais peur qu’il baisse son salaire en dessous du mien et que je me retrouve à payer la pension. Ça m’a fait peur », m’a confié cette mère dont je cache le vrai prénom pour préserver ses relations familiales.
Pour l’instant, l’accord financier informel conclu avec le père de son enfant lui convient. Mais elle s’inquiète de plus en plus pour l’avenir. Travailleur autonome, Sophie envisage un changement de carrière pour améliorer ses perspectives de revenus, ce qui pourrait l’obliger à retourner aux études.
Quant à son ex, elle vit avec lui depuis assez longtemps pour savoir que ses revenus sont élevés, et qu’ils varient énormément d’une année sur l’autre, allant du simple au double. Sophie est déchirée. Elle aimerait que son enfant bénéficie d’une pension alimentaire respectueuse de la loi, mais craint le processus devant un médiateur. «Ça va être compliqué. Il va me mettre des obstacles. » A-t-elle raison ?
Si l’entrepreneur accepte la médiation, il ne pourra pas échapper à ses obligations financières en jouant simplement avec les chiffres de sa déclaration de revenus, assurent les trois médiateurs familiaux que j’ai contactés.
« Il y a plein de gens qui essaient ! » “, raconte Josée Dionne, avocate et médiatrice familiale au cabinet Dunton Rainville. Mais les chances de succès sont quasiment nulles.
En médiation, il est impératif de fournir les états financiers de votre entreprise. Ses bénéfices, ses dépenses, ainsi que les dividendes et primes versés aux actionnaires peuvent être scrutés. Si les bénéfices augmentent, mais que le propriétaire a réduit les revenus qu’il se verse lui-même, par exemple, il faudra le justifier… auprès de l’ex qui est normalement familier avec les « stratégies d’optimisation fiscale » utilisées dans le passé.
Les gens pensent qu’ils peuvent se sous-payer pour éviter une pension. Ce serait trop facile !
France Bourgie, tax specialist at the Fiscalité Cible firm
S’il est possible pour un entrepreneur de jouer avec son salaire, ses dividendes ou ses primes pour des raisons fiscales, ce type de décision ne change rien à la fixation de la pension alimentaire. C’est simple : tous les revenus comptent dans le calcul, y compris les revenus locatifs et les revenus de placements.
En principe, les personnes qui se présentent devant un médiateur sont de bonne foi et cherchent à parvenir à un accord sans recourir au tribunal. Les travailleurs autonomes et les propriétaires d’entreprise apprennent rapidement qu’ils ont intérêt à être transparents et honnêtes, sans quoi ils pourraient devoir payer les services d’un expert pour vérifier les documents financiers qu’ils ont fournis.
« Nous n’avons aucun contrôle sur l’entêtement des gens. Mais 75 % du monde est d’accord avec la médiation », explique Lili Beka, notaire et médiatrice familiale chez Inform’elle, une ASBL d’information juridique en droit de la famille. Lorsque le processus échoue, c’est souvent parce que la situation financière est complexe ou qu’une partie semble jouer avec les chiffres.
Preuve de formationn de la vie
Lorsque le dossier aboutit devant les tribunaux, « le tribunal peut demander une preuve de style de vie », explique Manon Leclerc, avocate autonome et médiatrice accréditée en droit de la famille.
Le juge analysera ensuite les relevés bancaires et de carte de crédit pour inventorier les dépenses et établir les dépenses annuelles. Il regardera même le passeport pour lister les voyages effectués. Tout cela dans le but d’établir un revenu cohérent avec le mode de vie. Les juges ont le pouvoir de remonter quelques années en arrière pour établir un revenu moyen sur trois ou cinq ans.
Les états financiers de l’entreprise seront également analysés, notamment ses dépenses. Si une personne fait financer son style de vie par son entreprise, cela sera pris en compte dans le calcul. Par ailleurs, « entre 5 et 15 % des bénéfices non distribués sont ajoutés aux revenus déclarés », note M.e Dionne, citant la jurisprudence. Et si quelqu’un vend son entreprise, sa plus-value sera prise en compte dans le calcul.
Un processus similaire d’évaluation du mode de vie est effectué lorsque l’un des ex-conjoints travaille au noir.
Il y en a beaucoup… des coiffeurs, des gens qui font Uber et qui ne déclarent pas leurs revenus réels.
Lili Beka, notaire et médiatrice familiale pour Inform’elle
Là encore, le tribunal pourra fixer un revenu fictif. Les juges « sont habitués à ce genre d’acrobaties ».
Sachez également qu’en cas de procès, le conjoint le plus riche des deux pourrait devoir payer les frais d’avocat de leur ex en cas d’écart de revenus important. Les moins aisés doivent demander une « provision pour frais », ce qui est courant, soutient M.e Leclerc et M.e Dionne.
Bien entendu, les retraites ne sont pas concrètes. Les entrepreneurs peuvent tomber malades, faire faillite, vendre leur entreprise, obtenir un contrat qui double la taille de leur entreprise. Les ex-conjoints devront donc s’asseoir pour revoir l’accord aussi souvent que nécessaire.
Tout ce processus peut être effrayant. Les questions d’argent peuvent être explosives et nuire au maintien de relations cordiales. Sophie craint surtout de s’appauvrir et trouve injuste que son fils ne reçoive pas une somme mensuelle adéquate.
Elle sait désormais que les médiateurs et les juges ont vu de la neige. Et s’il est possible pour un entrepreneur de jouer avec les revenus qu’il déclare, le jeu s’arrête net lorsqu’il s’agit de fixer la pension alimentaire.