“Nous ne connaissons pas les Américains aussi bien qu’on le pense”

“Nous ne connaissons pas les Américains aussi bien qu’on le pense”
“Nous ne connaissons pas les Américains aussi bien qu’on le pense”

Q Vous avez été premier ministre du Québec de 2003 à 2012. Quel a été votre rôle par la suite dans les différentes négociations de libre-échange entre le Québec et le Canada ?

R. J’ai représenté de nombreux clients du secteur privé dans le cadre des négociations de l’Accord économique et commercial global (CETA/CETA) avec l’Union européenne et de la renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA).

Le CETA était mon projet avec l’Europe. Dans le contexte des élections de mardi, cela devient de plus en plus important. Le Canada doit avoir des alternatives au marché américain.

L’un de nos grands défis est de pouvoir opérer sur ces marchés. Les gouvernements peuvent conclure des accords de libre-échange, mais le défi est d’encourager les PME à se tourner vers d’autres marchés que les marchés américains.

Q Quelle a été votre première réaction à la réélection de Donald Trump ?

R. Cela m’a rappelé à quel point nous pensons bien connaître les Américains, mais nous ne les connaissons pas aussi bien que nous le pensons. C’était ma réaction en 2016.

Il y a là une leçon d’humilité. Méfions-nous de nos propres impressions.

Nous sommes proches des Américains. Nous sommes souvent interrogés, par exemple par nos amis français, car nous sommes perçus à juste titre comme de bons interprètes de ce qui se passe aux États-Unis. Sauf qu’on ne comprend pas aussi bien qu’on le pense.

Nous avons été surpris par l’élection de Trump en 2016, tout le monde pensait que ce serait Hillary Clinton.

Même mardi, j’avais un certain espoir que Harris pourrait le devancer dans la dernière ligne droite. Mais ce n’était pas le cas. Trump remporte également le vote populaire.

Q En quoi est-ce différent de 2016 ?

R. Ce qui était phénoménal dans sa victoire de 2016, c’est qu’il a non seulement battu les démocrates, mais aussi les Clinton et les Obama. Mais il avait battu Wall Street, et aussi Hollywood. C’était une victoire totale. Total!

Là, le contexte est différent. Mais le vote populaire, le Sénat, la Chambre des Représentants… C’est tiercé gagnant! C’est rare. Cela lui laisse carte blanche. C’est très important.

Et cela a des conséquences très directes sur nous.

Q Etes-vous surpris par l’ampleur de sa victoire ?

R. Oui. je n’y croyais pas tiercé gagnant.

Il y aura beaucoup d’analyses à faire sur le vote de sortie. La question qui sera beaucoup étudiée dans les mois à venir est : qui a voté pour qui ? C’est un signe avant-coureur de l’avenir.

Une fois que les gens font un pas, ils ne reviennent plus. Cela ne revient jamais comme avant ! Jamais.

L’autre question est : qu’avons-nous à offrir aux Américains qui les intéressent ?

L’énergie est la composante la plus importante de nos échanges commerciaux avec les États-Unis.

L’une des choses que les gens ont sous-estimées dans le changement américain est le fait qu’ils sont devenus autosuffisants en énergie, avec le développement de la fracturation hydraulique. Aujourd’hui, les Américains sont les plus grands producteurs de pétrole et de gaz au monde.

Cela change leur vision du Moyen-Orient. Mais cela ne veut pas dire qu’ils peuvent s’en passer.

S’il applique une politique de tarif douanier de 10 % sur tout ce qui est importé aux États-Unis, le fera-t-il sur l’énergie qui vient du Canada ? Avec un impact direct sur le prix de l’essence ? Cela m’étonnerait.

Alors, qu’avons-nous à offrir ?

Les métaux stratégiques, grand sujet. Ils en ont besoin, nous l’avons. Mais entre le moment de la découverte d’une ressource et l’ouverture d’une mine, on peut compter sur 15 à 17 ans.

Deuxième grand sujet, l’énergie en général. Cela inclut l’hydroélectricité, mais aussi l’uranium. Depuis la guerre en Ukraine, ils dépendent de l’uranium traité en Russie pour alimenter leurs centrales nucléaires. L’énergie nucléaire fait son grand retour dans le secteur énergétique partout sur la planète.

Troisième sujet, la sécurité. Nous faisons partie d’un accord nord-américain appelé NORAD. L’Arctique canadien est voisin des Russes. C’est un sujet sur lequel Trump est beaucoup revenu. Notre collaboration en matière de sécurité sera extrêmement importante pour l’administration Trump.

Nous pouvons être vulnérables sur certaines questions, mais nous pouvons également être partenaires sur d’autres.

Q François Legault s’inquiète d’une possible vague migratoire en provenance des États-Unis. A-t-il raison ?

R. Il faudra attendre janvier pour voir comment Trump veut opérationnaliser son annonce, sa politique de lancement d’une grande campagne d’expulsion.

Nous ne savons pas nécessairement combien il y a de clandestins aux États-Unis. On estime qu’il y en a au moins 10 millions.

S’il se lance dans une déportation agressive, où iront ces gens ? Il serait très surprenant qu’ils reviennent sur leurs pas. Nous ne le savons pas, mais nous devons nous préparer à tous les scénarios.

Q Quelles interventions prioritaires le Québec devrait-il prendre pour limiter les dégâts ?

R. Un inventaire de qui est élu et qui ne l’est pas. Et continuez à entretenir des relations durables.

La clé des relations internationales réside dans des relations entretenues, soutenues et développées quelles que soient les circonstances.

Il ne faut pas attendre qu’une crise frappe à la porte de nos interlocuteurs. Le Québec doit commencer par entretenir son propre jardin, comme tous les États du nord-est des États-Unis.

Q François Legault se rendra en personne à Washington au premier semestre 2025 pour rencontrer des gens et espérer en atténuer les impacts. Est-ce trop peu, trop tard ?

R. Il n’est jamais trop tard, c’est une bonne idée. Mais il faut garder à l’esprit que ces relations doivent d’abord être établies.

Comme une entreprise qui a des clients importants. Vous ne vous contentez pas de les appeler à chaque fois qu’il y a une vente ! Une bonne entreprise entretient des relations continues avec ses clients. Les appelle pour savoir ce dont ils ont besoin, s’ils sont satisfaits.

C’est un exercice qui doit être fait de manière continue et systématique.

Q L’imposition de droits de douane de 10 % sur toutes les importations aux États-Unis, comme l’a promis Donald Trump, entraînera-t-elle des pertes massives d’emplois ?

R. J’ai vu au moins trois études à ce sujet. C’est négatif dans tous les cas.

Ce qui est intrigant, c’est que ce que nous exportons vers les États-Unis vient des États-Unis dans au moins 50 % des cas.

Le secteur automobile en est un bon exemple. Une pièce traversera en moyenne sept fois les deux côtés de la frontière avant l’assemblage final de la voiture. Même chose pour ce que les Américains nous exportent. Un pourcentage important de ce qui est exporté des États-Unis vers le Canada provient du Canada.

Alors quand vous imposez des droits de douane sur tout ce qui entre dans le pays, vous vous retrouvez à vous imposer des droits de douane !

Mais cela semble échapper à l’analyse de M. Trump, qui simplifie au minimum la logique des tarifs douaniers. C’est une logique infernale, où tout le monde est perdant. Les premiers perdants seront les consommateurs américains, qui paieront davantage.

Q François Legault nommera prochainement « un envoyé de haut niveau » pour le Québec qu’il souhaite voir à la table des négociations pour le renouvellement de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM). Est-ce réaliste ?

R. Nous avons eu l’ancien ministre des Finances Raymond Bachand, qui représentait le Québec à l’époque de l’ALENA. Lorsque nous avons créé l’AECG, l’ancien premier ministre Pierre Marc Johnson était à la table à titre de négociateur pour le Québec.

Cela peut prendre différentes formes. Mais on ferait bien de réfléchir dès maintenant à une personne qui pourrait être le représentant du Québec à la table de révision des négociations. Le simple fait d’avoir un poste d’observation est déjà mieux que de ne pas y être. Il faut être là.

Q Kamala Harris a également promis de protéger davantage les entreprises américaines des exportations étrangères. Comment l’élection de Donald Trump va-t-elle compliquer davantage les échanges économiques entre le Québec et les États-Unis ?

R. Atout est plus agressif. Il est plus imprévisible.

Dans les affaires, en politique et ailleurs, la prévisibilité est importante. Nous investissons à condition d’avoir de la clarté sur le marché.

Si nous n’en avons pas, cela augmente le niveau de risque. Les risques augmentent les coûts. Cela a des conséquences.

Q Nous connaissons l’inimitié entre Donald Trump et Justin Trudeau. L’élection à Ottawa de Pierre Poilievre, que vous avez affronté dans la course à la direction du Parti conservateur du Canada, serait-elle préférable pour assouplir les futures relations canado-américaines ?

R. Nous ne le savons pas. Parce que c’est la nature humaine.

Une fois que les gens sont en place, on peut voir. Mais il faudra voir.

 
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