« Un abîme moral et politique »

« Un abîme moral et politique »
« Un abîme moral et politique »

Dans son dernier essai intitulé Une étrange défaiteDidier Fassin documente comment les gouvernements occidentaux ont consenti à « l’écrasement de Gaza » après les attentats criminels du 7 octobre. Le professeur du Collège de France jette une lumière crue sur l’acceptation du massacre des Palestiniens.

Parallèlement, l’anthropologue raconte la manière dont certaines élites intellectuelles ont « systématiquement condamné » toutes les voix opposées à la guerre, et se sont opposées à celles qui rappelaient les décennies de dépossession et de violence dont les Palestiniens ont été victimes. Il perçoit cependant un décalage par rapport au 26 janvier 2024, date à laquelle la Cour internationale de Justice a indiqué qu’il existait un risque plausible de génocide commis par Israël contre la population palestinienne dans la bande de Gaza. “Mais c’est du soutien à sa destruction que l’histoire retiendra”, assure Didier Fassin. Entretien.

Votre livre tend à démontrer que le monde occidental dans son ensemble soutient la punition collective d’Israël à Gaza. Pourquoi était-il important de l’écrire pour vous ?

Didier Fassin Il était à mes yeux essentiel de laisser une trace de ces événements et de leur interprétation. D’une part, parce que la version des faits présentée par l’État juif a été reprise telle quelle par les pouvoirs publics et une partie des élites intellectuelles occidentales. Ils ont soutenu la politique d’Israël et consenti à ses massacres. Cette position a également été relayée par plusieurs grands médias. Le contredire vous expose à des dénonciations et des sanctions.

D’un autre côté, ce récit a commencé à changer suite à la décision de la Cour internationale de Justice considérant un génocide plausible. Accusé de ce crime, l’État israélien a alors tenté de faire oublier les déclarations exterminatrices de ces dirigeants. Les gouvernements occidentaux ont alors également renoncé à leurs discours les plus belliqueux et à leur refus d’un cessez-le-feu. Il en va de même pour les élites intellectuelles. L’histoire commençait à être réécrite. Nous avons essayé d’effacer les traces les plus embarrassantes d’incitation aux crimes de guerre perpétrés au nom de ce que nous appelions le droit de se défendre.

Comment expliquez-vous cette complaisance des élites et des États occidentaux à l’égard d’Israël ?

Plus que la responsabilité historique des pays européens à l’égard de la Shoah, l’enjeu est qu’Israël représente un bastion occidental dans une région musulmane perçue comme hostile. La montée du racisme anti-arabe et anti-musulman, combinée à l’association de l’image des Palestiniens au terrorisme, joue un rôle important dans le consentement à l’écrasement de Gaza. Parce que le gouvernement israélien est clair depuis le 7 octobre. Il ne s’agit pas seulement d’une guerre entre Israël et le Hamas. C’est la nation palestinienne tout entière que le président de l’État hébreu a désigné comme responsable, justifiant une répression impitoyable contre les civils, en référence à Amalek, l’ennemi biblique des Juifs.

Il y a donc selon vous une compassion sélective et une « inégalité des vies » selon que l’on soit en Ukraine ou en Palestine ?

Il y a effectivement une asymétrie. Des armes sont envoyées aux Ukrainiens pour qu’ils puissent se défendre contre l’invasion russe. Dans le même temps, la machine de guerre israélienne est alimentée de manière à ce que son armée détruise les maisons et les habitants de Gaza. Cette asymétrie concerne le conflit israélo-palestinien dans son ensemble. Les médias ont légitimement laissé s’exprimer leur compassion envers les familles israéliennes victimes du 7 octobre. En revanche, ils ont rarement montré la souffrance des familles palestiniennes. Cependant, lors des bombardements de 2009 et 2014 contre Gaza, il y a eu 250 fois plus de civils et 550 fois plus d’enfants tués du côté palestinien que du côté israélien. Il y a eu plus de 41 000 morts palestiniens depuis le 7 octobre et ce bilan est largement sous-estimé.

Après les attentats du 7 octobre, plusieurs atrocités rapportées dans les médias se sont révélées fabriquées de toutes pièces. Ces fausses informations ont-elles alimenté un sentiment de revanche même en Occident ?

On a en effet parlé de quarante nourrissons décapités, d’une femme enceinte éventrée, de deux adolescentes déshabillées montrant des signes de viol. Ces fausses nouvelles a suscité un sentiment d’horreur et de colère qui a alimenté l’esprit de vengeance de la population israélienne et le soutien occidental aux représailles annoncées. Cependant, les enquêtes menées par les journalistes israéliens ont établi que ces atrocités étaient fabriquées de toutes pièces. Ils ont cependant continué à alimenter la communication israélienne. La population palestinienne a été accusée de s’être réjouie, tandis que le président des États-Unis lui-même a partagé cette fausse information.

« L’enjeu, c’est qu’Israël représente un bastion occidental dans une région musulmane perçue comme hostile » Didier Fassin

La mission indépendante de l’ONU a néanmoins conclu qu’il existait des « motifs raisonnables de croire » que des violences sexuelles avaient été commises par les agresseurs. Il ne s’agit donc pas de minimiser les crimes de guerre et probablement contre l’humanité perpétrés ce jour-là.

Cependant, l’opération Al Aqsa Flood est considérée par certains comme un pogrom antisémite du côté occidental, et parfois comme un acte de résistance dans les pays du Sud. Comment se fait-il qu’il y ait deux lectures si différentes ?

Parler de pogrom, c’est réduire l’attaque du Hamas à un crime absolu et irrationnel, un pur acte de haine antisémite. Parler de résistance, c’est rappeler les décennies d’oppression et de colonisation, de violence et de déprédations, d’humiliation et de provocations qui ont précédé l’attaque. La description d’un pogrom efface l’histoire, absout l’État juif de toute responsabilité et légitime sa répression féroce. Elle prévaut donc parmi les partisans du gouvernement israélien. La qualification de résistance réinscrit l’événement dans une histoire, invite à réfléchir sur les violations des résolutions des Nations Unies par Israël et l’absence de réaction de la communauté internationale face à ces violations. Elle se démarque ainsi parmi les défenseurs des droits palestiniens.

Quel est l’enjeu de considérer le Hamas ou le Hezbollah comme des organisations uniquement terroristes ?

Cette qualification permet surtout de légitimer la guerre. Il est retenu par la plupart des pays occidentaux, mais pas par la majorité des pays du Sud. Historiquement, les États ont décidé que le mot « terrorisme » ne pouvait être associé qu’aux actions menées par des entités non étatiques. Ainsi, une attaque à l’arme blanche perpétrée par un Palestinien qui blesse un policier israélien est un acte terroriste, mais un bombardement de civils palestiniens par l’armée israélienne, dont les responsables prétendent vouloir créer un choc au sein de la population, est une opération militaire.

L’utilisation du terme terrorisme permet également de discréditer les organisations internationales d’aide à la Palestine comme l’UNRWA…

L’accusation d’Israël d’implication de membres de cette agence humanitaire des Nations Unies dans l’incursion meurtrière du 7 octobre visait à délégitimer une institution qui permet aux Palestiniens de survivre dans des conditions d’extrême pénurie. Cette mesure a été efficace, conduisant plusieurs États occidentaux à suspendre leur financement et épargnant les critiques d’Israël pour l’assassinat de dizaines de travailleurs humanitaires des Nations Unies. Cependant, une mission indépendante a établi que les allégations contre l’UNRWA étaient fausses. Le gouvernement israélien n’a même pas essayé d’en apporter la preuve.

Vous analysez le rôle des journalistes dans la propagation des fausses informations partagées par l’armée israélienne…

Des centaines de journalistes du monde entier ont eux-mêmes condamné le parti pris pro-israélien des grands médias occidentaux. Les enquêtes ont établi que la rédaction avait demandé à ses équipes de ne pas utiliser de propos susceptibles de nuire à l’image d’Israël. Il leur fallait évoquer la guerre en la rapportant aux événements du 7 octobre sans évoquer l’histoire à laquelle ils s’inscrivaient. Ce biais était principalement celui des télévisions et radios nationales et plus encore des chaînes d’information en continu. La presse écrite s’est montrée plus vigilante et a quelque peu corrigé cette tendance. Mais des médias indépendants en Israël, dans les pays arabes et dans le monde occidental, ont mené des enquêtes mettant à mal les communications de l’État juif, révélant les atrocités commises par l’armée israélienne et les violences subies par les Gazaouis.

Enfin, selon vous, Israël a-t-il définitivement perdu le soutien international dont il bénéficiait avant le 7 octobre ?

La légitimité morale de l’État juif a été profondément ébranlée par la cruauté de sa guerre à Gaza, son blocus qui affame les habitants et la destruction de tout ce qui peut rappeler l’histoire et la culture du peuple palestinien. Mais le soutien politique apporté par presque tous les pays occidentaux et certains États arabes voisins n’a pas été ébranlé. Un fossé moral et politique s’est creusé dans l’ordre mondial entre les pays du Nord et les pays du Sud face à la catastrophe de l’écrasement de Gaza.

 
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