Le biscuit Whippet a été inventé, les premières souffleuses à neige ont été fabriquées, des bottes pour bébés, de la réglisse, de l’eau de Javel, des ressorts, des « fourneaux », du fil de coton, des tramways et suffisamment de chaussures pour l’exporter. De riches entrepreneurs anglophones y firent construire de somptueuses demeures. Mais il ne reste pas grand-chose du riche passé industriel d’Hochelaga-Maisonneuve.
En roulant sur la rue Notre-Dame, on croise encore l’imposante sucrerie Lantic, en activité depuis 1888. Encore plus ancienne, celle de JTI-Macdonald, sur la rue Ontario, continue de fabriquer des cigarettes. Moins connue du grand public, la multinationale Lallemand produit ses levures rue Préfontaine depuis 1915.
Cependant, la plupart des autres bâtiments qui pourraient rappeler la croissance du quartier ont été démolis. Les plus jolies, faites de briques rouges et dotées d’une fenestration abondante, abritent parfois des condos. La modernisation et la mondialisation ont fait leur œuvre.
Il est fascinant de voir à quel point la transformation du quartier a été rapide à la lecture du livre Hochelaga-Maisonneuve — Unwinding the past qui vient de paraître aux Éditions GID. Ses auteurs, Daniel Rolland et Sylvain Champagne, ont eu l’excellente idée d’illustrer abondamment leurs recherches, mais surtout de raconter le quotidien des ouvriers du siècle dernier.
«Je ne suis pas historien, je suis historiographe, donc je m’intéresse au facteur humain, aux faits insolites, aux anecdotes», explique l’ancien journaliste et mélomane Daniel Rolland.
C’est ainsi que l’on prend pleinement la mesure de l’amélioration des conditions de travail et de vie des Montréalais, et plus largement des Occidentaux. Ce retour vers le passé permet de relativiser notre vie d’aujourd’hui, de relativiser nos misères contemporaines, en quelque sorte.
À l’époque, à l’usine Macdonald Tobacco, nous travaillions six jours par semaine, de 7 heures à 18 heures. Et nous y allons pour une chose : produire le plus de tabac à pipe et à chiquer possible. Le patron, William Macdonald, ne semble pas croire aux bienfaits de l’échange d’idées ni à la notion d’esprit d’équipe. Ainsi, il est interdit de parler, sous peine d’amendes.
Le propriétaire n’est cependant pas complètement sans cœur. Il a fait des dons sans précédent de plusieurs millions de dollars à l’Université McGill, convaincu de l’importance de l’éducation. Il en a les moyens ; au tournant du 20èmee siècle, l’homme d’affaires est le plus gros contribuable au Canada !
Ce qui se passe dans la majestueuse filature Hudon est encore pire. Non seulement les enfants de 8 à 10 ans représentent 16 % de la population active, mais la semaine normale compte aussi 64 heures et 45 minutes. Les mercredis sont particulièrement éprouvants (de 6h30 à 21h) et les heures supplémentaires ne sont pas rémunérées.
Les femmes qui fabriquent les bottines pour enfants La Parisette sont bien plus choyées, apprend-on du duo Rolland et Champagne.
Le propriétaire de l’usine de la rue Aird, Lucien Bougie, qualifié d’« excentrique sur les bords » avec son bureau en forme de semelle de chaussure, leur a accordé deux semaines de congés payés. Le personnel s’active « au son d’une belle musique », en plus d’avoir droit à des pauses. L’histoire ne dit pas si ces conditions de travail exceptionnelles pour l’époque ont contribué au succès des Parisettes, mais dans les années 1950, quatre enfants sur cinq en portaient.
À l’époque, l’industrie de la chaussure était dominante dans les environs. Les trente usines produisent 3,5 millions de paires par an. Les hommes gagnent moins de 9 dollars par semaine, les femmes encore moins. Cela ne suffit pas à payer le loyer, la nourriture, le chauffage et les vêtements. Ainsi, un ou deux de ses enfants doivent littéralement travailler pour une somme dérisoire.
L’ouvrage rappelle également qu’il n’est pas nouveau que le développement des nouvelles technologies provoque des licenciements. Arthur Sicard invente la souffleuse à neige, inspirée de la moissonneuse-batteuse, et installe des années plus tard son usine rue Adam. La popularité de la machine finira par priver de leur travail des milliers de travailleurs qui déblayaient les rues avec des pelles.
Aujourd’hui, le Château Dufresne, l’ancien marché Maisonneuve, l’ancien Institut du Radium, la caserne Letourneux et le bain Morgan comptent parmi les rares édifices prestigieux du quartier, déplore Daniel Rolland.
C’est comme l’Atlantide, comme une civilisation disparue…
Daniel Rolland, co-auteur de Hochelaga-Maisonneuve — Unwinding the past
Ses bâtiments ont disparu, emportant avec eux notre mémoire du passé d’Hochelaga et de Maisonneuve, deux villes fusionnées à Montréal qui regorgent d’histoires méconnues et de personnages marquants. Parmi eux, on retrouve des personnalités du monde des affaires comme Lise Watier, l’une des premières femmes entrepreneures du Québec, et Jean Coutu, le pharmacien le plus connu de la province. Une photo de sa première succursale nous apprend qu’elle se trouvait rue Sainte-Catherine, coin Aird, dans un immeuble brun qui abrite aujourd’hui un traiteur. En lisant les pages, on ne peut s’empêcher d’aller sur Google Street View pour découvrir à quoi ressemblent aujourd’hui les bâtiments photographiés il y a 100 ans, un exercice tantôt déprimant, tantôt rassurant.
Et on ne peut s’empêcher de se demander à quoi ressembleront le quartier et la vie dans 100 ans.