« Je suis raciste », concède Philippe Artières à la fin de « À bout portant. Versailles 1972 », un essai intimiste et émouvant. Historien des petites choses, le chercheur analyse comment une enfance heureuse, dans la ville bourgeoise de Versailles, le prédisposait à expérimenter dans sa chair le rejet de l’autre.
Versailles, son Roi Soleil, son château, sa French Touch… Versailles fut aussi, dans les années 1970, le berceau d’une nouvelle vie, portée par la construction de villes cossues. Philippe Artières a grandi dans l’une d’entre elles, « La Résidence », partageant le quotidien de familles « bourgeoises, catholiques et blanches ».
Une réalité difficile à accepter
Cinquante ans plus tard, l’historien, directeur de recherche au CNRS, revisite avec le discernement de la maturité les coulisses de cette enfance heureuse. Et ce qu’il y découvre n’est pas toujours joli. Dans « À bout portant. Versailles 1972 », cet historien attaché aux « petites archives », grand arpenteur de petites histoires, retrace le cours de sa vie pour déceler, dans ce microcosme « homogène et égocentrique », la racine d’un regard raciste dont il ne parvient pas à se débarrasser. de.
Mon but n’est pas de me plaindre ou de parler de ma honte. J’essaie d’écrire sur un monde qui est effectivement ségrégué, mais un monde que je ne connais pas est ségrégué. C’est ce que les sociologues appellent aujourd’hui « l’innocence raciale ». Nous pensons que nous sommes seuls au monde.
En sa mémoire, il y a le décor : une ville paisible, des familles modèles (trois enfants « à deux ans d’intervalle ») qui vont skier aux Arcs et accueillent généreusement les « petits Cambodgiens » pendant la crise des boat people. . Les documents et archives qu’il exhume en parallèle racontent cependant une autre histoire : celle de Maghrébins tabassés, de réfugiés parqués dans des bidonvilles en périphérie des villes, et d’un « racisme discret qui ne fait pas de vagues ni de polémiques au sein de l’Union ». famille .”
Une bavure policière masquée
Parmi ces documents, Philippe Artières a eu connaissance d’une affaire qui avait fait grand bruit à l’époque, sans que le petit monde de son enfance en soit touché : la mort en 1972, au commissariat de Versailles, de Mohamed Diab, un ouvrier algérien. abattu avec une rafale de mitrailleuse. Cette mort, qui a tous les atours d’une bavure policière raciste, mobilise l’opinion publique. A Paris, Michel Foucault et Jean Genet mènent un cortège de protestations. L’avocate Gisèle Halimi défend la famille, les syndicats s’enflamment.
Cet angle mort, cette lacune dans ses souvenirs de jeunesse devient la question centrale du récit de Philippe Artières : « Comment peut-on être à ce point aveugle et sourd, ne pas ressentir ces pratiques d’exclusion, de discrimination, de stigmatisation ? (…) Le silence sur l’affaire Diab révèle plus que de l’indifférence, plus que du déni, un geste d’enterrement.»
Comprendre le racisme ordinaire
Commence alors une interrogation sur les mécanismes de ce racisme, à partir de la mémoire du corps : Philippe Artières se souvient ainsi qu’adolescent, il fut saisi d’un mouvement de peur lors de sa rencontre avec de « grands noirs » aux abords des Halles, à Paris. Ou, plus gênant encore, son attitude lorsqu’il traverse les Etats-Unis à bord d’un bus Greyhound, fréquenté principalement par des Afro-Américains, et lorsqu’il se rapproche le plus possible du chauffeur blanc, se reproduisant sans s’en rendre compte. rendre compte des actions historiques de ségrégation raciale.
Juxtaposant souvenirs personnels et documents d’archives, photographies de famille et articles de journaux, cet essai singulier pose, à la jonction du travail historique et de la mémoire intime, des questions éminemment actuelles : celles du « privilège blanc », de la domination coloniale et du racisme structurel à l’œuvre en France. Avec, à défaut de proposer un résumé de la désintoxication, l’envie de se battre, de retourner l’arme pour tirer, « à bout portant », sur ses propres travers.
Nicolas Julliard/sf
Philippe Artières, “At point blank range. Versailles 1972”, editions Verticales, October 2024.
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