Les chiffres considérables révélés par une étude publiée fin novembre sur le secteur des métiers d’art marquent une nouvelle étape dans la reconnaissance de ces métiers. Initiée en 2022 par l’Institut du savoir-faire français (anciennement Institut national des métiers d’art) et la Fondation Bettencourt Schueller, cette étude présente les résultats d’une grande enquête lancée en 2023. Cette démarche est la bienvenue pour un secteur dont la diversité des acteurs a a toujours rendu l’identification difficile, tant au sein de la sphère économique que auprès du grand public. Grâce aux données collectées, l’étude permet d’identifier la place de ces entreprises dans le tissu productif français et de mettre en avant leurs forces, chiffres à l’appui, mais aussi leurs faiblesses, afin d’orienter les actions futures.
Sous l’égide des acteurs clés du secteur
Le premier coup de projecteur a été donné en mai 2023, avec l’annonce d’une stratégie nationale en faveur des métiers artistiques par les ministères de l’Économie et de la Culture. Ce dernier s’est associé à d’autres acteurs majeurs du secteur, dont l’Institut du savoir-faire français, la Fondation Bettencourt Schueller, le Comité Colbert (qui regroupe les entreprises du luxe) et le fonds de dotation Terre & Fils, pour piloter cette enquête, la deuxième importante initiative pour la reconnaissance des métiers artistiques. L’Institut du savoir-faire français, à l’origine de l’étude, avait annoncé en avril dernier qu’elle serait publiée à l’automne 2024.
Une définition élargie des métiers d’art
Il faut souligner tout d’abord que cette étude rebat une nouvelle fois les cartes en termes de définition du secteur, déjà bien connu pour ses contours fluctuants. Si, lors de la dernière grande enquête réalisée sur le sujet par la Direction générale des entreprises en 2011, le chiffre d’affaires annoncé pour le secteur était de 30 milliards d’euros, l’étude 2024 l’estime à 68 milliards. De même, en 2023, les ministères de l’Économie et de la Culture évoquent 60 000 entreprises (contre 234 000 entreprises cotées en 2024) et 150 000 professionnels (contre 500 000 actifs en 2024) pour un chiffre d’affaires estimé à 19 milliards d’euros. Un écart qui s’explique par le fait que l’étude de 2024 incluait sous le terme « entreprises artisanales et savoir-faire d’exception » des structures où les métiers d’art ne représentent qu’une partie de leur activité, ou où « l’activité a évolué vers une production purement industrielle tout en conservant un patrimoine de savoir-faire, un caractère complexe et/ou un ancrage historique » (environ 119 300 entreprises).
Joaillier à la pratique unique, Karl Mazlo allie nouveaux matériaux et nouvelles techniques © Guillaume de Roquemaurel
Une reconnaissance d’un secteur à part entière de l’économie française
Les acteurs publics et privés à l’origine de cette étude se sont accordés pour regrouper l’ensemble de ces entreprises au sein d’une filière unique caractérisée par « maîtrise du geste et de la technique permettant la transformation de la matière » . Ils ont également reconnu des problèmes communs de développement, tels que la transmission. L’objectif est donc d’extraire ces entreprises des grands domaines d’activité auxquels elles sont habituellement rattachées (textile et habillement, ameublement, bâtiment, arts du spectacle, imprimerie et papier, etc.) pour les regrouper dans ce nouveau secteur. En cours de définition depuis 2023, son affirmation devrait déboucher sur l’objectif fixé par la stratégie nationale en faveur des métiers artistiques : créer d’ici 2025 » un contrat de filière stratégique qui permettra de déployer une grande politique économique et culturelle cohérente et durable en faveur des arts et de l’artisanat ».
The ceramist Laure Sulger in her workshop in the 14th arrondissement of Paris, “Un Jour d’Atelier” © Guillaume de Roquemaurel
Grâce à cette étude, réalisée avec l’expertise technique de Xerfi Specific, spécialiste des études sectorielles et stratégiques, les acteurs du secteur peuvent désormais s’appuyer sur une analyse quantifiée, solide et précise. Ces résultats serviront de point de comparaison avec de futures enquêtes, destinées à être réalisées selon le même modèle. L’initiative de l’Institut du savoir-faire français et de ses partenaires prend la forme d’un projet au long cours, baptisé « Les Éclaireurs », qui vise à suivre l’évolution du secteur et à déterminer les actions d’impact mises en œuvre pour l’accompagner.
Lily Alcaraz et Léa Berlier réinventent l’art du tissage en entrelaçant leurs fils avec du bois, de la feutrine, du papier peint ou du cuir © Guillaume de Roquemaurel
Le poids des chiffres
Dès cette première étude, les chiffres dévoilés ont dessiné un secteur qui n’a pas à rougir de ces résultats, bien au contraire. Plusieurs comparaisons fournies par l’étude en témoignent. Contre toute attente, le chiffre d’affaires des 234 000 entreprises qu’elle regroupe dépasse le chiffre d’affaires cumulé de l’industrie pharmaceutique en France, avec 4 milliards de plus. Ils contribuent également à la richesse nationale avec plus de 34% de taux de valeur ajoutée moyenne (c’est-à-dire la valeur de la production moins les coûts intermédiaires, comme les matières premières) contre 28,5% pour la moyenne nationale.
La dorure sur verre, spécialité de la verrerie Bernard Pictet © Guillaume de Roquemaurel
Le secteur se distingue également par son dynamisme : plus de 2 employeurs sur 5 avaient recruté en 2023 et 50 à 55 000 nouveaux emplois étaient prévus pour l’année 2024. Les TPE et PME du secteur sont également plus pourvoyeuses d’emplois que la moyenne du secteur. micro-entreprises et PME nationales. Des variations des résultats sont donc à noter selon la taille de l’entreprise. Par exemple, les grandes entreprises réalisent 49 % de leur chiffre d’affaires à l’export, contre 4 % pour les micro-entreprises. Autre fait marquant de l’étude, le fort ancrage territorial du secteur de l’artisanat : 80 % des entreprises ont leur siège social en dehors des grandes villes. Fortes d’un fort patrimoine artisanal local, ces entreprises s’imposent comme des acteurs économiques importants de la région.
Dans l’atelier de Nadège Mouyssinat à Limoges, lauréate du Prix Talents d’exception 2024 décerné par la Fondation Bettencourt Schueller © Julie Limont pour la Fondation Bettencourt Schueller
Un dynamisme fragile
Avec 38% de salariés de moins de 35 ans, contre 32% pour la moyenne nationale, le dynamisme du secteur se reflète également dans sa capacité à attirer les jeunes entrants sur le marché du travail. Le phénomène de reconversion s’ajoute à cette tendance, puisque 4 managers sur 10 sont issus d’une reconversion professionnelle. Mais l’étude ne manque pas de souligner, comme de nombreux acteurs du secteur, l’enjeu de la transmission. Qu’il s’agisse de reprise d’entreprise ou de continuité d’un savoir-faire, plusieurs chiffres moins encourageants sont avancés. Près d’un manager sur quatre est proche de l’âge de la retraite, tandis que moins de 20 % des employeurs de plus de 55 ans ont engagé une démarche de mutation.
Les chantiers encadrés parL’association Acta Vista (lauréate du Prix Parcours 2024 décerné par la Fondation Bettencourt Schueller) allie formation et restauration © Julie Limont pour la Fondation Bettencourt Schueller
Concernant la formation, elle reste fragile puisque 63% des entreprises employeuses n’ont pas recours à l’apprentissage. Plus inquiétant encore, 39 % des personnes interrogées indiquent qu’il n’existe aucun diplôme ou certification pour leur profession. Il n’est donc pas étonnant d’apprendre que lorsqu’on leur demande quelle sera leur principale préoccupation pour les deux prochaines années, les chefs d’entreprise placent en première position la question de la reconnaissance et de l’image de leur métier. Un an et demi après le lancement de la stratégie en faveur des métiers d’art, il sera désormais pertinent de se confronter aux fragilités du secteur, désormais chiffrées, avec les initiatives annoncées en mai 2023.
Restoration of the Éclaireurs Studies