Quand les personnalités humanitaires genevoises soutenaient la colonisation – rts.ch

Comme beaucoup de villes européennes, la cité de Calvin fait l’inventaire de ses liens avec le colonialisme. Une exposition au Musée d’Ethnographie de Genève révèle que parmi les partisans de l’ère coloniale figuraient des icônes incontournables de l’aide humanitaire.

Les sièges de nombreuses ONG actives dans l’humanitaire sont situés à Genève et la ville est présentée dans le monde comme l’une des meilleures garantes du respect des droits de l’homme, notamment grâce à la présence de l’ONU.

Mais elle doit aussi faire face à un passé sombre et lourd, marqué par le racisme et les inégalités. Certaines des personnalités qui ont façonné la Genève internationale ont été impliquées dans ce qui constitue, à la lumière d’aujourd’hui, des violations des droits de l’homme.

Cette contradiction se révèle dans un exposition présenté ces jours-ci au Musée d’Ethnographie de Genève (MEG), qui revient sur le rôle joué par cette ville dans l’entreprise coloniale. On apprend comment des personnalités genevoises, dont les pères fondateurs de la Croix-Rouge, ont soutenu et financé le colonialisme, et notamment les crimes commis par la Belgique au Congo, nous racontent SWI swissinfo.ch.

Contenu externe

Ce contenu externe ne peut pas être affiché car il est susceptible de collecter des données personnelles. Pour voir ce contenu vous devez autoriser la catégorie Réseaux sociaux.

Accepter Plus d’information

Dichotomie entre humanitaire et pillage

Pour Fabio Rossinelli, professeur d’histoire à l’Université de Lausanne et spécialiste des liens entre la Suisse et le colonialisme, «il y avait d’un côté une Suisse engagée dans le domaine humanitaire et de l’aide au développement avec l’émergence notamment de la Croix-Rouge, et de l’autre l’autre un pays qui a participé comme d’autres aux pillages en cours sur fond de capitalisme mondialisé», explique-t-il à SWI swissinfo.ch.

Selon lui, cette dichotomie est encore visible aujourd’hui avec, d’un côté, un pays qui continue de s’identifier à tous les combats pour plus de paix et d’humanisme et, de l’autre, un pays où les multinationales accusées d’atteintes à l’environnement et à l’humanité bien social. «C’est une continuation de ce qui se faisait au XIXe siècle», explique l’historien du Musée d’Ethnographie.

Vue de l’exposition « Mémoires, Genève dans le monde colonial », présentée jusqu’en janvier 2025 au musée ethnologique de la ville (MEG). [Keystone – SALVATORE DI NOLFI]

Des personnalités inattendues

Selon lui, Henri Dunant et Gustave Moynier, fondateurs de la Croix-Rouge, furent en réalité de « grands colonisateurs » à l’époque où les pays européens dépeçaient l’Afrique pour former leurs colonies.

Contrairement à ses voisins, la Suisse n’en avait pas. Mais Henri Dunant, qui avait travaillé à Sétif (nord-est de l’Algérie) pour la Société genevoise des colonies suisses où cette société gérait des terres agricoles, y créa sa propre entreprise. Il y parvint grâce aux concessions que la France accorda aux colons agricoles, régime qui dura jusqu’en 1956.

Illustration contemporaine des fondateurs du Comité international de la Croix-Rouge en 1863. [KEYSTONE]

Son futur associé à la Croix-Rouge, Gustave Moynier, joua un rôle encore plus décisif dans l’expansion du colonialisme. Fabio Rossinelli rappelle que c’est sous l’étiquette de membre de la Société de Géographie de Genève que ce dernier publia en français, entre 1879 et 1894, la revue «L’Afrique explorée et civilisée », consacré à la sphère coloniale. Elle a été diffusée dans le monde entier, notamment auprès des missionnaires de ce qui allait devenir le Mozambique, alors colonie portugaise.

Reprenant des thèses alors en vogue en Europe, cette publication défend la civilisation occidentale et le christianisme. Validée par le progrès technologique et la modernité, cette façon de concevoir le monde a permis à la « race supérieure » de justifier son recours à la violence.

Parallèlement, un mouvement anti-esclavagiste avait émergé en Europe suite à l’abolition de la traite négrière dans les colonies liées aux Amériques, le Brésil étant la dernière à plier en 1888. Dans la revue de Gustave Moynier, les efforts pour « libérer et civiliser » ” Les peuples d’Afrique ont été encouragés puisque, peut-on lire, ” le traité « des Arabes y avaient des cours ».

« On peut se demander si c’est en partie par naïveté ou par simple idéalisme qu’a été repris ce discours à la fois anti-esclavagiste, civilisateur et colonial. Disons que les enjeux étaient d’abord politiques et économiques», confie l’historien.

Liens avec Léopold II

Une statue du roi Léopold II à Bruxelles après avoir été dégradée en juin 2020. Au moins deux pétitions ont été lancées pour retirer toutes les statues honorant le monarque de l’époque coloniale, en raison des atrocités historiques commises en son nom dans l’ancienne colonie du Congo. [KEYSTONE]

Le roi des Belges Léopold II cherchait de l’argent pour financer ses expéditions au Congo. Snobé par les banques de Londres et de Paris, capitales coloniales concurrentes de Bruxelles, il avait trouvé de précieux alliés auprès des banquiers genevois. Au Congo, le monarque était chez lui au point de déclarer cet État libre en 1885. « C’est grâce aux accords avec Léopold II que Moynier, juriste respecté, a pu lancer sa publication », explique Fabio Rossinelli.

Les prêts accordés au roi permettaient d’exploiter la main d’œuvre locale pour l’extraction du caoutchouc dans le bassin du Congo, puis son exportation. Sous son règne absolu, des atrocités ont été commises. Des ouvriers ont été assassinés parce qu’ils n’avaient pas produit suffisamment. D’autres ont été mutilés.

Pour Fabio Rossinelli, « les élites en place à Genève, proches des cercles de la Société géographique, ont soutenu cette colonisation et l’ont financée ».

Les relations entre Léopold II et la Suisse étant au beau fixe, le roi comptera également sur elle pour demander à Berne d’arbitrer ultérieurement les conflits entre la Belgique et la France ou le Portugal. Cet accord aidant, Moynier hérita du titre de consul général de Léopold II en Suisse de 1890 à 1904. Son consulat et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) partageaient les mêmes locaux.

Participants au 9e Congrès international de géographie, photographiés à Genève en juillet 1908. [SWI swissinfo.ch - Paula Dupraz-Dobias]
Participants au 9e Congrès international de géographie, photographiés à Genève en juillet 1908. [SWI swissinfo.ch – Paula Dupraz-Dobias]

Contexte historique

Un an avant que le roi des Belges ne crée « un espace colonial » lors de l’Exposition internationale de 1897 en Belgique, où des hommes et des femmes congolais étaient exposés dans un zoo, l’Exposition nationale suisse présentait son « Village noir », où des êtres humains étaient exposés dans un zoo. un parc d’attractions. Ironiquement, l’emplacement de ce parc était situé à Genève, à deux pas du Musée d’Ethnographie. Le récit impérialiste et les stéréotypes racistes véhiculés par Dunant et Moynier ont contribué à la création de ces zoos.

Cette relecture du rôle joué par les pères fondateurs de la Croix-Rouge dans la propagation des théories colonialistes est aujourd’hui saluée par l’actuel directeur du Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge à Genève, Pascal Hufschmid. Ce dernier a félicité le Musée pour ses recherches.

«Le problème avec une icône, c’est que nous avons tendance à ne voir que les aspects les plus brillants de sa personnalité et de ses actions et à laisser dans l’ombre les aspects les plus difficiles», explique-t-il à SWI swissinfo.ch. Mais il souligne que le rôle des musées est de poser les bonnes questions, quitte à entendre parfois des vérités troublantes.

Qu’aurait pu faire Henri Dunant sur le front de Solférino, lors de la bataille entre la France et ses alliés et l’Autriche en 1859 ? Ceci d’autant plus que son «Souvenirs” inspirerait directement les Conventions de Genève.

« Des hommes de leur temps »

« Il était là pour défendre des intérêts commerciaux liés au système colonial. Cette histoire doit être pleinement assumée aujourd’hui et rien ne doit être caché », affirme Pascal Hufschmid. Pour lui, “c’est aussi reconnaître que ces figures tutélaires du mouvement Croix-Rouge étaient ambivalentes, imparfaites et dotées de préjugés”.

Calebasse décorative (Suriname, fin du XIXe siècle), un des objets présentés dans l'exposition de Genève. Donné en 1905 par Pauline et Marie Micheli, veuves respectivement de Jean-Louis et de son fils Marc Micheli, tous deux proches de l'élite protestante genevoise et des missions moraves ; contexte de création non documenté. ©MEG [Musée d’Ethnographie de Genève]
Calebasse décorative (Suriname, fin du XIXe siècle), un des objets présentés dans l’exposition de Genève. Donné en 1905 par Pauline et Marie Micheli, veuves respectivement de Jean-Louis et de son fils Marc Micheli, tous deux proches de l’élite protestante genevoise et des missions moraves ; contexte de création non documenté. [Musée d’Ethnographie de Genève]

« Des hommes de leur temps », estime l’historien du CICR Daniel Palmieri, précisant que leurs trajectoires doivent aussi être replacées dans le contexte de l’époque. Une Europe où « civiliser » n’était pas vu de manière péjorative. « Pour eux, le colonialisme a contribué à civiliser le monde », dit-il.

Cependant, des articles de presse ont commencé à alerter l’opinion publique européenne sur des cas d’abus. Selon Daniel Palmieri, Gustave Moynier, qui n’était jamais allé en Afrique, a dû se rendre compte tardivement à Genève des coulisses de ces entreprises coloniales à visée « civilisatrice » au Congo belge.

« Mais pourquoi n’a-t-il pas ensuite renoncé à son mandat de consul ? Une question d’ego », estime l’historien du CICR, sous-entendant que Moynier était redevable des récompenses reçues pour avoir contribué au partage des frontières.

Paula Dupraz-Dobias (SWI)

Traduction française : Alain Meyer (SWI)

Adaptation : Julien Furrer (RTS)

« Mémoires, Genève dans le monde colonial », Musée d’Ethnographie de Genève (MEG), du 3 mai 2024 au 5 janvier 2025.

 
For Latest Updates Follow us on Google News
 

PREV Bilan Sans un bruit, jour 1 : le silence, ça fait peur ?
NEXT attention, il vous reste 1 mois pour changer de régime social ! – .