Entretien. Pour ce neuropsychologue, « le souvenir du Débarquement n’a pas été bien transmis »

Entretien. Pour ce neuropsychologue, « le souvenir du Débarquement n’a pas été bien transmis »
Entretien. Pour ce neuropsychologue, « le souvenir du Débarquement n’a pas été bien transmis »

Par

Cédran De Sainte-Lorette

Publié le

5 juin 2024 à 20h10

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Que reste-t-il du Débarquement ? Comment le Bataille de Normandie Est-ce que cela marque la mémoire de ceux qui l’ont vécu ?

Quatre-vingts ans plus tard, le professeur Francis Eustache, neuropsychologue reconnu de Caen (Calvados), tente d’y répondre accompagné de Peggy Quinette, professeur en psychologie et Lucie Da Costa Silva, étudiant en 4e année de thèse avec laquelle il a déjà travaillé troubles post-traumatiques en raison des attentats du 13 novembre.

60 témoins directs

Ces derniers mois, ils se sont rencontrés 60 témoins directsqui pour certains parlait pour la première fois de ces événements.

Ce programme de recherche unique sur « la construction de l’identité des témoins de la Libération» a été soutenu par la Ville de Caen. Il a été étendu à Cotentin . Le professeur Eustache dresse pour nous un premier bilan de cette étude passionnante et résolument d’actualité.

Quelles leçons tirez-vous de ces longs entretiens ?

Professeur Francis Eustache : « Nous n’avons pas eu le temps d’analyser scientifiquement les résultats, mais très schématiquement, trois catégories de témoins se dégagent. Il y a ceux qui ont compris qu’ils avaient vécu un événement historique majeur et qui ont voulu le commémorer et le transmettre. Certains ont investi dans la création de cimetières, dans l’officialisation de commémorations, ou dans les liens tissés avec des pays étrangers, les Alliés mais aussi les Allemands, pour ne pas oublier et aussi s’engager dans une perspective de paix. »

“Il y a de nombreux déclencheurs”

Les événements entourant le Débarquement ont parfois été difficiles à surmonter…

Professeur Francis Eustache : « Oui, c’est la deuxième catégorie de témoins. Elle est liée, pour diverses raisons, à la dureté de l’événement qu’ils ont vécu. Il existe une forme de mémoire impossible, avec une mémoire obligatoire qui doit favoriser l’accueil des libérateurs et une mémoire tragique qui a accompagné ce que ces personnes ont vécu pendant l’Occupation allemande et la période de la Libération. Alors ils ne s’expriment pas, d’autant plus que parfois il n’y a personne pour les écouter. Alors la vie et le travail ont pris le dessus parce que ces gens étaient jeunes. »

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Quand les souvenirs sont-ils revenus ?

Professeur Francis Eustache : « Il y a de nombreux déclencheurs. L’un d’eux est la retraite avec plus de disponibilité et un retour sur le passé. Certaines personnes changent alors de catégorie et souhaitent transmettre. D’autant que la demande de la société a évolué via les enseignants et les étudiants eux-mêmes qui sont extrêmement réceptifs. »

« Des gens qui ne parlaient jamais »

Avez-vous parlé d’une troisième catégorie de témoins ?

Professeur Francis Eustache : « Ce sont des personnes très âgées, qui arrivent en fin de vie et qui ressentent le besoin de raconter leur histoire. Nous avons rencontré des gens qui ne parlaient jamais, même pas à leur conjoint ou à leurs enfants. J’ai été surpris par les faits extrêmement durs qu’ils nous ont racontés. L’exode qui précéda ou suivit les bombardements fut tragique, particulièrement de tous ceux qui descendirent la Manche, pris entre deux armées. Au-delà de l’aspect historique, les témoins nous livrent un récit distancié car cela s’est passé il y a 80 ans. Mais j’aurais tendance à dire que cela s’est passé sur 80 ans, durant lesquels ils ont réfléchi sur cette mémoire indicible et construit en eux une histoire avec des personnages illustrant les notions de bien et de mal. »

Avez-vous quelques exemples de personnages emblématiques qui reviennent dans les témoignages que vous avez recueillis ?

Professeur Francis Eustache : « On retrouve par exemple dans les récits, l’Allemand de la Wehrmacht qui peu à peu se fait une place dans le paysage. Il commencera à montrer des photos de ses enfants ou de sa famille. Il donnera également du pain, ce qui est un acte très significatif, d’autant plus que de nombreuses personnes dans les villes avaient faim. On nous a parlé d’actes encore plus forts comme cet Allemand qui faisait semblant de ne pas voir un résistant mort dans une maison, allant même jusqu’à l’inciter à se faire enterrer rapidement, ou cet autre qui n’a délibérément pas vu une petite fille cachée dans la maison. même maison où il résidait. »

“Les femmes auraient peut-être moins parlé”

Y a-t-il une différence entre les témoignages des hommes et des femmes ?

Professeur Francis Eustache : « Les femmes ont peut-être moins parlé jusqu’à présent. Il est vrai que la parole officielle était majoritairement portée par les hommes de cette génération. Ce sont eux qui se trouvaient aux monuments aux morts ou qui étaient impliqués dans les associations d’anciens combattants. Désormais, pour des raisons qui restent à analyser, ces femmes prétendent parler sans rechercher l’accord de qui que ce soit. Ils témoignent avec force, peut-être pour des raisons sociologiques, mais aussi souvent parce que les hommes, le mari ou le frère, ne sont plus là. Ils le font avec brio, expliquant clairement la complexité de la mémoire qui les a accompagnés tout au long de leur vie. »

On retrouve encore une fois cette tension entre la souffrance vécue alors et le fait d’honorer les Alliés…

Professeur Francis Eustache :« Ils le disent : il faut honorer les libérateurs. Cela arrive en premier. Et puis il y a tout ce qu’ils ont vécu. Le plus souvent, ils pensent à leurs parents. Ils disent l’avoir vu avec les yeux de leur enfant. «On jouait avec les éclats d’obus», «on marchait dans les décombres», «on a compris ça plus tard», voilà ce qui revient. On dit que ça a dû être terrible de vivre cela entre les Allemands et les Alliés tout en protégeant sa famille. D’une certaine manière, ils disent qu’ils ne sont pas des victimes. Les victimes étaient leurs parents. Bien sûr, c’est plus compliqué. »

« Un traumatisme collectif innommable »

Comment ce traumatisme partagé autour de la bataille de Normandie nous renseigne-t-il sur une identité commune propre à ceux qui l’ont vécue ?

Professeur Francis Eustache :« Je suis normand et originaire de Cherbourg et pourtant, jusqu’à cette étude, je n’avais pas une acuité aussi précise. Aujourd’hui, je trouve que cela correspond à un traumatisme collectif. Elle est rythmée par des mémoires individuelles très diverses mais qui se combinent pour créer un traumatisme collectif indicible. Cela rend les choses beaucoup plus difficiles car il n’y a pas eu de catharsis, et donc moins de capacité à corriger la mémoire et à se protéger. »

Y avait-il une forme de non-dit ?

Professeur Francis Eustache :« En Normandie, pendant des décennies, on n’a pas parlé des victimes civiles qui étaient au cœur des combats. Aujourd’hui, très tard, nous en parlons pour les personnes directement concernées. Mais il serait aussi intéressant de lancer une étude sur les enfants et petits-enfants. Nous sommes dans le cas d’école d’une mémoire non transmise. Nous comprenons pourquoi cela ne s’est pas produit naturellement. »

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