des formes traditionnelles, mais une langue très vivante

BAIE SAINTE-MARIE – C’est une grande année pour les francophones de la Nouvelle-Écosse. La province vient d’acquérir le statut de membre observateur de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Plus tôt cette année, les régions de Clare et d’Argyle ont accueilli le Congrès mondial acadien (CMA), célébrant ainsi son tout premier Mois du patrimoine acadien. C’est au CMA queONFR a rencontré le sociolinguiste Philip Comeau. Lui-même originaire de la région, il a présenté ses travaux de recherche dans une conférence intitulée : L’évolution du français acadien à Clare : nouveaux résultats.

Il explique entre autres que lorsqu’on parle du français acadien, on inclut tous les dialectes, mais on oublie parfois qu’il y en a plusieurs, au moins autant que le nombre de communautés. « Il y a des musiciens d’ici à qui on dit qu’ils parlent en chiac mais pour nous, ce n’est pas un terme qu’on utilise ici. Pour nous, c’est acadjonne, qui est la façon locale de prononcer le mot acadien. »

L’auteur-compositeur-interprète Jacques Alphonse Doucet (Jacobus) s’est également exprimé sur le sujet lors d’une rencontre avecONFRl’année dernière. «Toute ma carrière, les médias ont rapporté que je chantais en chiac. Je n’ai jamais parlé chiac, a-t-il expliqué. C’est la seule chose pour laquelle je dois me battre, mais je le fais avec plaisir parce que c’est important. »

«Je n’ai jamais parlé chiac. Ce n’est pas mon accent ou mon dialecte. C’est GABIO, l’autre gars de Radio Radio, mais pas moi. » (Jacobus) Sur la photo : Radio radio en prestation au Congrès mondial acadien : Jacobus de la Nouvelle-Écosse à gauche et GABIO du Nouveau-Brunswick à droite. Photo : Rachel Crustin / ONFR

Les études portant spécifiquement sur les Français de cette région sont rares. Les plus récents à avoir été achevés datent des années 1980. En 2016, Philip Comeau entreprend une nouvelle étude, portant particulièrement sur les français des Acadiens de Clare dans la vingtaine et la trentaine. Même si la transcription n’est toujours pas terminée, le sociolinguiste peut déjà évoquer ses conclusions parfois surprenantes.

« La conscience que la langue parlée ici était différente a joué dans mon intérêt à vouloir étudier le français ici. »

— Philippe Comeau

Même l’acadjona de la région de Clare et celle de sa voisine Argyle diffèrent l’une de l’autre, soutient Philip Comeau. «Même à Clare, les gens de différents villages ne sonnent pas tout à fait de la même manière», explique-t-il dans la variante du français dans laquelle il a lui-même grandi.

Le sociolinguiste Philip Comeau étudie le français acadien depuis plus de quinze ans. Il est également professeur à l’Université du Québec à Montréal. Photo : Rachel Crustin / ONFR

Il est donc impossible de dire combien de dialectes existent en Acadie ou dans le monde. « Pour un linguiste, tout le monde parle un dialecte. Le président de la parle un dialecte (comme) le pêcheur sur le quai parle un dialecte. Mais il y a des dialectes plus valorisés que d’autres, qui deviendront le modèle, l’étalon de la langue. »

Le « bon vieux temps », vraiment ?

Ce qui distingue les dialectes du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, c’est qu’ils ont conservé certaines formes traditionnelles qui ont disparu des autres communautés francophones, sans qu’on sache exactement pourquoi.

On entend souvent dire que les locaux parlent du vieux français, mais ce n’est pas tout à fait vrai, affirme Philip Comeau. Dans sa conférence, il explique qu’une langue parlée est nécessairement une langue vivante, et qu’une langue vivante est une langue qui change. Il serait peu probable que l’acadjon soit la seule langue vivante et immuable.

« Il y a de nombreuses traces de français du 17e siècle. Il n’y a pas que les formulaires, nous les utilisons de la même manière qu’ils les utilisaient en France au 17e siècle. Mais la langue n’est pas figée. »

Forme traditionnelle Exemple
Palatisation des consonnes : La langue frappe le palais. Entre autres choses, le son K devient TCH. « Le quai » se prononcera « le tché ».
Ouisme : le son O devient OU. « Le homard » se prononcera « le homard ».
Utiliser le mot « point » au lieu de « ne… pas » dans les phrases négatives. « Ce ne sont pas les mêmes. » (Ce ne sont pas les mêmes.)
L’utilisation du vocabulaire maritime. Vêtements (habillement), amarrage (attacher), halage (tirer), etc.
Le pronom « je » à la première personne du pluriel, ou la troisième personne du pluriel accordée dans « ons ». «J’avais de la neige. »
«Ils leur tirent dessus. »
L’utilisation de temps verbaux tels que l’imparfait du subjonctif ou le passé simple, avec des variations. «Ils l’ont vue. »
Quelques exemples de formes traditionnelles préservées en français de la Nouvelle-Écosse. Ils peuvent se manifester au niveau de la prononciation, du vocabulaire ou de la construction de phrases.

Son étude, débutée en 2016, conforte une conclusion particulièrement surprenante et déjà constatée dans les années 1980. Les jeunes Acadiens de Baie Sainte-Marie utilisent certaines formes traditionnelles dans une proportion croissante, jusqu’à 95 % en 2016. pour l’accord de la première personne du pluriel dans « je… ons ».

Aujourd’hui, l’utilisation du mot « dot » au lieu de « ne pas » dans les phrases négatives a complètement disparu au Nouveau-Brunswick. Elle était toutefois présente à 79 % chez les jeunes de Baie-Sainte-Marie (Nouvelle-Écosse) dans les années 1980, et à 90 % en 2016.

Le musicien P’tit Belliveau, 28 ans, est originaire de la région de Clare et connaît un succès retentissant en faisant résonner son dialecte intransigeant. Photo : Rachel Crustin / ONFR

Présente à la conférence, Nathalie O’Neil, 16 ans, ne voit pas pourquoi elle abandonnerait ces formes traditionnelles. Interrogé par ONFRla jeune femme de Station-de-Saulnierville, un village de la Baie Sainte-Marie, explique qu’elle n’a pas besoin de changer sa façon de parler lorsqu’elle discute avec des amis, car ils se comprennent tous.

Elle estime que les générations précédentes ont peut-être davantage le réflexe de changer de niveau de langue pour se faire comprendre des autres francophones, ce qu’elle fait également lorsque le contexte s’y prête.

« Il y a beaucoup de gens qui le comprennent, donc parfois c’est une bonne affaire de pouvoir changer un peu. »

—Nathalie O’Neil

Philip Comeau a été le premier surpris de voir ce retour des jeunes aux formes traditionnelles lorsqu’ils se parlent. Il explique que dans l’imaginaire collectif, on pense souvent que les grands-parents s’expriment dans un acadjon plus authentique, que c’était « mieux avant ».

« On aurait pu penser que le français (des jeunes) de Clare ressemblerait davantage au français de Moncton, ou au français du Québec, ou à d’autres dialectes. Mais ce n’est pas du tout le cas. Le français de Clare est différent et il reste différent », insiste Philip Comeau.

Cet usage des formes traditionnelles s’inscrit-il dans un mouvement de réappropriation culturelle, un peu comme on peut l’observer chez les communautés autochtones ? L’étude de Philip Comeau ne peut répondre à cette question, même s’il trouve l’hypothèse plausible.

Toutes générations confondues, les Néo-Écossais n’ont pas hésité à afficher leur fierté culturelle et linguistique lors du Congrès mondial acadien. Photo : Rachel Crustin / ONFR

Le fait que la Nouvelle-Écosse n’ait pas de frontière commune avec le Québec est une autre idée des sociolinguistes pour expliquer pourquoi cette région a évolué différemment des autres.

«Parfois, c’est pour des raisons sociales de fierté, de revitalisation de la langue, puis parfois, ce n’est pas le cas», précise Philip Comeau. Il se peut que le français clair ait été « seulement plus isolé que les autres dialectes » et qu’il ait « suivi un chemin différent ».

Évidemment, la langue et la culture sont très liées, surtout dans les communautés minoritaires. «Mais je ne sais pas si c’est pour cela que le monde l’utilise davantage», rappelle prudemment le sociolinguiste.

Des discussions animées

Dans le Clare Curling Centre, transformé en salle de conférence, la présentation de Philip Comeau a suscité la curiosité, des hochements de tête et des discussions animées.

La conteuse Anne Godin a raconté une expérience particulièrement mémorable, celle d’aller raconter des histoires en France et de voir les réactions des spectateurs, variables selon les régions.

Au micro deONFRelle précise : « Je raconte l’histoire en français, mais mes personnages parlent acadien. En Normandie, ils ne comprenaient pas (les personnages), j’ai dû leur expliquer. Alors que lorsque je suis allé dans la région Poitou-Charentes, je n’ai pas eu besoin de m’expliquer. Ils ont vraiment tout compris. Je suis tombé de ma chaise. »

Anne Godin fait un lien direct avec l’histoire, affirmant que les ancêtres des Acadiens étaient plutôt originaires du Poitou, tandis que les Québécois descendaient des Normands. Au Québec, elle doit aussi expliquer les dialogues de ses personnages.

Lorsqu’elle donne des spectacles de contes dans la région Poitou-Charentes, les spectateurs racontent à Anne Godin que ses personnages parlent comme leurs grands-parents. Photo : Rachel Crustin / ONFR

Également présent dans la salle, le directeur de l’Association des Acadiens-Métis Souriquois (AAMS), Gaétan Dugas, a soutenu pour sa part que les origines des Acadiens sont beaucoup plus diverses, incluant des ancêtres venus d’Irlande, de Normandie, d’Espagne et du Portugal, mais en particulier les ancêtres des communautés autochtones. Sans l’arrivée des Filles du Roy comme au Québec, les colons majoritairement masculins épousèrent des femmes autochtones.

« Il faut avoir du respect pour ces gens qui nous ont accueillis », exprime-t-il. Nos ancêtres étaient séparés des Européens, leurs voisins les plus proches étaient donc les communautés autochtones. On imagine toute l’influence que cela a pu avoir. »

Gaétan Dugas déplore que les études sociolinguistiques ne se penchent pas sur cette question. « Il faut des spécialistes pour étudier cela et (…) ne pas se limiter au seul vieux français. »

La conférence de Philip Comeau a suscité de vives discussions au Congrès mondial acadien. Photo : Rachel Crustin / ONFR

Il ajoute également des raisons historiques à son argument et affirme que les Français de la Nouvelle-France (aujourd’hui le Québec) ont défriché le territoire en se déplaçant vers l’intérieur des terres tandis que ceux de l’Acadie se tournaient vers la mer.

« Il fallait des outils, un nom pour les outils, une langue pour se parler pour entretenir les digues et faire le travail des champs (…) C’est en partie du vieux français. Mais c’est aussi une langue développée par les Acadiens eux-mêmes. »

Finalement, lors de la période de questions, une autre spectatrice a dit qu’elle aimerait voir des études qui considèrent la contribution de l’immigration à l’évolution du français acadien. Quelques dizaines de personnes sont restées au-delà du temps imparti pour l’intervention afin de poursuivre la réflexion collective sur les problématiques soulevées.

 
For Latest Updates Follow us on Google News
 

NEXT surf, vélo et biscottes au beurre salé au camping municipal du Porge Océan