Restaurer les droits de l’homme

Restaurer les droits de l’homme
Restaurer les droits de l’homme

Lorsqu’on tente de remettre en question la politique d’asile, il peut toujours être utile de replacer ce sujet dans un contexte plus large. Cela permet de mieux comprendre ses enjeux, de comprendre comment elle s’inscrit dans la réalité socioculturelle et pourquoi elle peut être affectée par des dynamiques plus profondes.

Mentionnons quelques éléments, en guise d’introduction. Les décès aux frontières continuent d’augmenter, année après année, et pourtant ces chiffres macabres ne font guère la une des journaux. D’où vient cette indifférence aux drames de l’exil ? Et si ce n’est pas de l’indifférence, ce sont des positions sans nuance, prônant des solutions radicales, qu’il s’agisse de fermer ou d’ouvrir totalement les frontières. Il est difficile de trouver des opinions réfléchies dans l’opinion publique, en faisant l’effort d’une argumentation sensée. Les débats se résument souvent à des affrontements entre ceux qui « aiment » et ceux qui « n’aiment pas », alimentés par les jugements radicaux qui se propagent sur les réseaux sociaux.

Et d’où vient ce scepticisme à l’égard des valeurs universelles qui fait que nous sommes prêts à accepter sans trop sourciller certaines violations des droits fondamentaux, en faisant passer nos « bonnes solutions » avant nos devoirs humanistes ? Les grandes réalisations des Lumières ont-elles cessé de nous éclairer ? Ne faudrait-il pas les retrouver, pour ne pas laisser le droit d’asile se perdre dans la sombre négociation des modalités pratiques ? Cet article vise à répondre à certaines de ces questions en présentant quelques travaux récents qui tentent de décrire diverses tendances qui habitent les mentalités de l’époque.

• La perte de l’ambiguïté et de la diversité. Thomas Bauer, un islamologue allemand, observant comment l’Islam a perdu son ancienne diversité pour devenir au cours des dernières décennies quelque chose d’erré et de rigide, a entrepris d’identifier une évolution comparable dans le monde d’aujourd’hui. Tout comme la nature subit une perte catastrophique de biodiversité, la culture humaine est également confrontée à une standardisation, qu’il identifie dans la religion, dans l’art, mais plus généralement aussi dans la vie quotidienne : les mêmes produits partout. , dans les mêmes supermarchés, les mêmes restauration rapide; et les humains sont tous penchés sur leur téléphone portable, accros à leurs réseaux sociaux mondiaux. Il n’y a plus de place pour l’ambiguïté et la diversité, qui intriguent, défient et nécessitent des efforts créatifs d’interprétation. Dans un monde devenu univoque, l’indifférence se répand, car tout apparaît comme indifférent.

Mais en réaction à cette indifférence, un mouvement contraire se développe également. Elle vise à réaffirmer la différence en la radicalisant, en la posant comme une vérité absolue. L’ambiguïté et la diversité sont une fois de plus chassées, car tout doit être clair, poli et à sens unique, excluant toute hésitation, tout doute. Ainsi, le monde univoque se retrouve confronté à une polarisation entre indifférence et fondamentalisme, les deux pôles s’alimentant mutuellement, et pour y échapper, il faut retrouver la créativité de l’ambiguïté et de la diversité.

• Le courage de la nuance. S’inspirant de différentes sources, plus littéraires et philosophiques, le journaliste et essayiste français Jean Birnbaum propose, dans son pamphlet Le courage de la nuancelutter contre les affirmations radicales et les jugements radicaux, en plein essor dans un monde où, sous l’influence des réseaux sociaux, les débats se mènent avec comme et où la désapprobation s’exprime souvent par des insultes. Convoquant des écrivains et penseurs comme Albert Camus, Hannah Arendt, George Orwell, Raymond Aron et Roland Barthes, entre autres, Birnbaum montre comment la nuance met à chaque fois en lumière la singularité des points de vue et permet ainsi de désamorcer les thèses péremptoires et de préserver des espaces d’échanges respectueux. discussion. « Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir tout à fait raison », disait déjà Camus dans les années 1940. Ces auteurs étaient souvent considérés comme des traîtres parce qu’ils refusaient d’être recrutés ou parce qu’ils dénonçaient les dérives d’une idéologie (les crimes staliniens par exemple).

Il y a donc bien du courage éthique à réaffirmer la nécessité de la nuance, comme forme de résistance aux injonctions de choisir son camp à tout prix, aux discours fermés, imperméables à la distance critique et autocritique. Et Birnbaum revendique, avec le soutien de ses auteurs, l’humour comme une forme de distanciation, « une mobilité sans laquelle l’intelligence court le risque de la sclérose ».

• Le singulier, le piège de l’identité et de l’universel. La philosophie postmoderne (Michel Foucault, ou encore Jean-François Lyotard) a contribué à discréditer les perspectives généralisatrices, ce qu’ils appellent les « grands récits ». Ces dernières ne sont-elles pas le reflet du pouvoir des forts, masquant plus ou moins bien les injustices, les souffrances subies par les faibles, les petits ? Cette pensée appelle donc à déconstruire ces discours majoritaires pour reconnaître et protéger les minorités lésées, afin qu’elles ne se retrouvent pas dissoutes dans un récit unificateur. Ici souligné est le pluriel des différentes communautés, dont chacune doit être considérée dans la singularité de son identité. Refuser de les soumettre à des principes universalistes permet de révéler des relations de pouvoir latentes, des hiérarchies cachées dans l’organisation sociale, par exemple de race ou de genre. Dans ce dévoilement résiderait un potentiel critique capable de transformer ces relations vers plus de justice, d’égalité et de reconnaissance réciproque.

Yascha Mounk, politologue enseignant aux États-Unis et à Paris, reconnaît qu’il y avait au départ une « idée progressiste » dans cette déconstruction postmoderne. Mais il voit aussi un piège, lorsque cette tendance à prioriser les identités singulières s’exacerbe à tel point que la bonne idée initiale devient nuisible. Dans Le piège identitairel’auteur décrit comment cette pensée a quitté les murs des universités pour être appliquée dans le système politique et socio-éducatif américain. L’être humain se retrouve défini selon des catégories identitaires qui le caractérisent d’abord et fondamentalement par son appartenance à une certaine communauté, et une seule : un tel est noir, ou homosexuel, ou transgenre, etc. Toute tentative de transcender cette caractérisation identitaire devient impossible. .

Mounk y voit une réduction dangereuse à la simple appartenance à son groupe. Il devient alors difficile d’élargir les allégeances au-delà de ces identités particulières et de reconnaître ceux qui appartiennent à une autre communauté identitaire comme des sœurs ou des frères en humanité. Ce qui sépare devient plus fort que ce qui rassemble. Un autre danger souligné par Mounk est qu’en mettant l’accent sur les identités, nous courons le risque de faire le jeu des nationalismes populistes. Ils vont rapidement créer les mêmes divisions, en disant que « nous, les Américains » (ou « nous, les Suisses » !) n’avons rien à voir avec ces étrangers, ces « autres », etc. Ainsi, « le populisme de droite et le Les pièges identitaires se nourrissent les uns des autres.

Mounk termine ensuite son ouvrage par un plaidoyer en faveur de l’universalisme, visant à réaffirmer ce qui nous rassemble dans nos identités singulières au lieu de les laisser sombrer dans des divisions délétères. L’auteur voit cet universalisme dans l’héritage de la démocratie libérale.

• Pour un universalisme radical. Une exigence d’universalisme que souligne également Omri Boehm, philosophe israélo-allemand qui vient de recevoir le prix du livre de la Buchmesse de Leipzig. Son livre intitulé Universalisme radicals’inspire d’un triple héritage : la Déclaration d’indépendance des États-Unis ; l’article « Qu’est-ce que les Lumières ? d’Emmanuel Kant (dont nous célébrons cette année le 300e anniversaire)e anniversaire); tandis qu’en arrière-plan se dresse la figure biblique d’Abraham qui n’hésite pas à exiger avec obstination que son Dieu agisse avec justice. Boehm cherche également la possibilité de parvenir, au-delà des identités, à une reconnaissance mutuelle des humains qui permettrait à ces identités de devenir stimulantes plutôt que confinantes. Pour lui, l’universel est celui des droits de l’homme proclamés haut et fort au siècle des Lumières.

Et qu’en est-il de l’asile dans tout cela ?

Il est clair que les quelque 110 millions de personnes déplacées dans le monde ne reçoivent pas l’attention qu’elles méritent. Leurs destins, leurs malheurs laissent indifférente une large partie de la population. « Tant pis s’ils meurent », m’a récemment répondu quelqu’un à qui je parlais des drames de la Méditerranée. Lorsque ces exilés arrivent ici, ils font rapidement l’objet de propos virulents, de jugements sévères marquant la différence profonde entre « eux » et « nous ». C’est ainsi que se manifeste la polarisation signalée par Bauer entre indifférence et fondamentalisme, notamment de type nationaliste et populiste. Dans cette polarisation il y a quelque chose comme un cercle vicieux : les discours dominants étant radicaux, ceux qui commencent à douter, à poser des questions critiques, se retrouvent réduits au silence et donc renvoyés à une indifférence impuissante, paralysante.

Et il s’avère très difficile de faire jouer le courage de la nuance au sens de Birnbaum. Les discours sont arrêtés, les « pour » et les « contre » clairement répartis, sans hésitation possible, alors que Camus considérait le « devoir d’hésiter » comme un impératif catégorique.

Dans la manière de caractériser ces personnes par des catégories génériques telles que « migrants », « candidats » ou « réfugiés », il y a une exclusion. Il n’est plus possible de les appréhender dans leur diversité plurielle, comme toutes sortes d’êtres humains comme nous. Ce qui sépare « eux » de « nous » est plus fort que ce qui pourrait nous rapprocher. En les réduisant à une identité précise, à une étiquette, nous les distancions résolument.

C’est peut-être ce qui fait que nous ne nous sentons plus inaliénablement obligés de les reconnaître pleinement comme des droits de l’homme, ce qui en ferait des êtres comme nous. En matière d’asile, les droits de l’homme semblent devenir de plus en plus négociables. Ainsi, le[ex] Le Premier ministre anglais ne semble pas hésiter à affirmer que les expulsions au Rwanda auront lieu, même si elles violent les droits de l’homme. Et en contradiction avec la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, l’Europe finance à coups de millions des actions illicites visant à expulser des milliers de migrants en Afrique du Nord, dans le seul but de les empêcher d’arriver en Europe. Pour éviter de se salir les mains, les États européens « sous-traitent donc les violations des droits de l’homme à des États tiers ».

Il faut donc, avec Yascha Mounk et Omri Boehm, réaffirmer haut et fort l’universel, qui est autre chose que l’univoque que redoute Bauer, un universel qui nous unit tous dans nos identités singulières. Ces dernières ont toute leur raison d’exister, à condition toutefois de ne pas donner lieu à des divisions irréversibles, mais de générer des interactions fructueuses. Il faut réitérer l’importance des valeurs démocratiques qui constituent cette « force de la communauté » qui, selon le préambule de la Constitution fédérale, « se mesure au bien-être des plus faibles de ses membres ». Nous devons reconnaître encore et encore la force inaliénable des droits de l’homme.

Pour le dire à la manière de Donald Trump : Redonnez de la grandeur aux droits de l’homme ! [Redonnons toute leur grandeur aux droits humains].

 
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