Par la fenêtre | La presse – .

«J’étais là le jour où tout a commencé. »

Je marchais rue Marie-Anne, à Montréal, quand je me suis arrêté brusquement devant une grande fenêtre. Une photo en noir et blanc montrait un homme et un enfant devant une maison en paille. L’étiquette indiquait : « Villa El Salvador a été fondée en 1971, dans les sables déserts au sud de Lima. Le bidonville était une réponse aux besoins urgents en matière de logement des familles immigrées des Andes. Une invasion terrestre a rapidement créé une ville de 25 000 habitants […] J’étais là le jour où tout a commencé. »

L’œuvre était de Carlos Ferrand.

Il n’est pas courant de croiser une maison dont les fenêtres servent d’écrin artistique. Il est encore plus rare que cet art nous raconte le passé d’une nation. En examinant le processus derrière cette installation, j’ai découvert une histoire en deux parties. L’une concerne notre rapport à la ville ; l’autre sur les surprises que le destin nous réserve.

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PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Randy Cohen et Anne Cormier, les propriétaires de la maison du Plateau Mont-Royal, aux côtés de l’artiste Andrew Forster et du cinéaste et photographe Carlos Ferrand

Temps 1

Il y a 27 ans, les architectes Anne Cormier et Randy Cohen emménageaient dans une grande maison du Plateau Mont-Royal. À en juger par les deux immenses fenêtres du rez-de-chaussée, le bâtiment était autrefois commercial. Soucieux de leur intimité, le couple décide de les voiler, puis d’exposer les modèles qu’ils ont réalisés.

Une quinzaine d’années plus tard, l’artiste Andrew Forster (avec qui le couple partageait un atelier) créa une œuvre expressément pour les deux fenêtres. Depuis, photos, vidéos, objets et installations s’y enchaînent au gré des choix d’Andrew, promu conservateur de ce non-musée.

« Ce n’est pas institutionnel ! précise-t-il. Nous sommes juste une bande d’amis qui font quelque chose et espèrent que ce soit intéressant. J’aime quand les gens tournent au coin et trouvent quelque chose de bizarre et cela les fait réfléchir. »

Le privé est ici pensé pour le public.

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PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Architectes Anne Cormier et Randy Cohen

Chaque façade de bâtiment est publique. Ce que nous faisons de notre maison a un impact sur les autres. Je trouve extraordinaire cette relation entre le promeneur et la ville !

Anne Cormier

Jusqu’au 20 mai, les passants pourront croiser deux photos prises par Carlos Ferrand. Une incursion dans l’histoire du Pérou pour ceux qui ne sont allés que d’un point A à un point B.

« Ce qui m’a plu, c’est que ce soient des photos d’espaces urbains qui ne sont pas les nôtres », explique Andrew Forster. On voit ici un espace improvisé par des gens qui ont construit leur maison dans le désert, alors que nous vivons dans une vie très organisée. »

Temps 2

Carlos Ferrand est cinéaste et photographe. Né au Pérou, il a étudié à l’université aux États-Unis et en Belgique avant de rentrer chez lui. Il est immédiatement engagé comme cinéaste par le gouvernement militaire en place. C’est ce qui l’a amené à documenter la fondation de Villa El Salvador en 1971.

« Les gens ont pris les terres inoccupées des oligarques avec la protection du gouvernement », m’explique Carlos Ferrand. Dans le sens où les autorités n’ont pas envoyé de police… »

J’ai photographié des gens trempant leurs mains dans le sable pour marquer l’emplacement de leur maison. Au début, il y avait 200 familles. Aujourd’hui, il y a plus de 800 000 personnes.

Carlos Ferrand

L’étiquette qui accompagne ses photos renseigne les passants. On apprend par exemple que le quartier a été alimenté en électricité et en eau en grande partie grâce aux efforts de ses habitants. Le photographe espère-t-il nous faire prendre conscience de certaines problématiques ?

Sa tête me fait comprendre que j’ai tort avant même qu’il ne réponde.

« Je trouve qu’il y a peu d’informations sur l’Amérique latine ici. La vie est magnifique, c’est très difficile de regarder ailleurs… Mais le but n’est pas de sensibiliser. J’ai pris ces photos non pas pour dénoncer la pauvreté, la misère et l’injustice, mais parce que j’admirais ces gens. J’ai adoré les textures de ces premiers efforts : paille tressée, adobe, celles de la résilience, de l’invention, de l’improvisation, de l’ingéniosité ! Là-bas, nous avons recyclé tous les matériaux et pensé au bien commun. C’était un laboratoire très bien organisé d’autogestion sociale et d’autosuffisance. »

S’arrêter devant la maison au coin de Marie-Anne et Laval, c’est reconnaître l’ingéniosité des gens qui ont mis des années à construire une maison en plein désert. C’est aussi honorer une histoire artistique remontant à un demi-siècle.

En 1974, Carlos Ferrand rassemble ses photos dans une collection, puis il les oublie vite. Elles resteront anonymes pendant 45 ans… Jusqu’à ce qu’un éditeur espagnol fasse un recensement des photos marginales prises en Amérique latine de 1910 à 2010, bien sûr.

Lorsqu’il découvre la collection de Carlos, il décide d’inclure certaines de ses œuvres dans l’anthologie.

Ensuite, l’anthologie tomba entre les mains des employés du Musée Reina Sofia de Madrid (une institution très prestigieuse visitée chaque année par plus de 3 millions de personnes). Les photos de Carlos ont attiré leur attention. Le musée en a acquis quelques-uns pour reconstituer sa collection permanente.

Carlos est toujours sous le choc.

Une exposition a ensuite été orchestrée au Québec, en 2020. Puis, ce mois-ci, Carlos Ferrand et ses photos prendront la direction de Lima. Cinquante ans plus tard, c’est chez eux qu’ils brilleront.

C’est grâce au Québec que ces photos finiront là. Je viens d’un pays colonisé et c’est la caractéristique du colonisé : croire en sa valeur une fois que l’Autre l’a identifiée.

Carlos Ferrand

L’homme reste heureux de ce coup du sort : « C’est extraordinaire d’avoir pris des photos et, 50 ans plus tard, quelqu’un nous dit : « Elles sont bonnes » ! »

Parmi les histoires que raconte la maison du coin Marie-Anne et Laval ces jours-ci, il y en a une qui ressemble à un conte de fées.

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