« De nombreux théoriciens du complot agissent comme relais volontaires de la propagande russe »

« De nombreux théoriciens du complot agissent comme relais volontaires de la propagande russe »
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Après être longtemps restée sur la défensive face aux assauts informationnels russes, la France dénonce de plus en plus avec véhémence ces tentatives de déstabilisation. Mais de quels types d’« agressions » s’agit-il exactement ?

Tristan Mendès France : La stratégie russe comporte deux aspects principaux. Le premier est l’opportunisme informationnel : accompagner l’actualité déjà présente pour tenter de l’exploiter. Plutôt que de créer une information ex nihilo, ces acteurs s’emparent d’une séquence virale – soit pour l’amplifier, soit pour la pervertir en y attachant de fausses informations.

Le deuxième aspect de cette stratégie est la confusion informationnelle : non pas tant imposer une histoire que multiplier les histoires, pour créer de la confusion. Résultat, on ne sait plus ce qui s’est réellement passé. Lorsque Sergueï Skripal et sa fille Ioulia ont été empoisonnés à Londres en 2018 par exemple, la Russie a avancé plus d’une centaine de versions contradictoires !

Ce pays aurait également participé à la récente psychose autour des punaises de lit en France. Quel but ?

FTM : Dans cette affaire, la responsabilité de la Russie dans cet épisode n’a pas été prouvée. Quoi qu’il en soit, dans ces campagnes d’information, c’est la cohésion sociale qui est attaquée : tout ce qui peut créer des dissensions et des conflits est bon à prendre, pour affaiblir les démocraties. Vient ensuite l’idée que nos gouvernements ne sont pas capables de protéger leurs citoyens. Chaque crise sociale est considérée comme une opportunité pour la propagande russe.

Comment cette propagande se diffuse-t-elle en Europe ?

FTM : Les réseaux sociaux ont créé un marché mondial de la désinformation. Sur ce marché, la Russie n’a qu’à fournir des éléments linguistiques. Soit officiellement, auprès de médias comme Russia Today ou Spoutnik. Soit officieusement, avec des sites qui se font passer pour des médias et qui, sans afficher leurs partis pris, véhiculent de la propagande. En février, l’organisation française de lutte contre les ingérences numériques étrangères, Viginum, révélait l’existence d’un réseau « structuré et coordonné » d’au moins 193 sites comme ceux-ci.

Il y a donc tout un travail russe de « non-sens numérique » pour influencer nos opinions. Cela va jusqu’au « hacking » brut, autrement dit au vol d’informations pour les détourner : on se souvient du piratage, en 2017, de milliers de documents de la campagne d’Emmanuel Macron (les « Macronleaks »).

Mais je crois que ce qui explique avant tout la puissance de feu de cette propagande en Europe, plus encore que ce travail de non-sens, c’est un terreau idéologique favorable.

Quel est ce sol ?

FTM : La « complosphère » internationale, dont le centre de gravité est plutôt d’extrême droite et pro-russe. En s’appropriant, souvent de bonne foi, les éléments de langage mis à disposition par la Russie, ces internautes très actifs se font les relais volontaires de sa propagande.

En février, l’interview de Vladimir Poutine par le présentateur ultraconservateur américain Tucker Carlson, ex-star de Fox News, avait recueilli des centaines de millions de vues sur les réseaux. La puissance de feu médiatique de Tucker Carlson, supérieure à celle de Joe Biden, fait de lui un extraordinaire relais du discours de Poutine.

Il faut dire que ce discours résonne naturellement avec les appétits de l’extrême droite complotiste. Poutine incarne l’homme fort, antisystème, qui défend sa patrie et refuse de se laisser entraîner dans le « déclin civilisationnel » dû notamment à « l’idéologie LGBT ». Il lutte contre ce que de nombreux théoriciens du complot détestent dans leurs propres sociétés.

Comment expliquer la visibilité de ces discours en ligne ?

FTM : L’extrémisme a intrinsèquement une empreinte en ligne qui va au-delà de ce qu’il représente dans la réalité. Ces personnes sont dans une forme d’angoisse, d’indignation et de sentiment d’urgence qui les rend très résonnantes. Il y a aussi une réalité numérique : en France, le Rassemblement national (RN) est estimé à 30 % aux élections européennes, et une bonne partie de ses électeurs ne sont pas anti-Poutine.

À cela s’ajoute une couche algorithmique : sur les réseaux sociaux, l’engouement autour d’un mot-clé est identifié par les algorithmes comme un potentiel d’engagement. Ces contenus sont donc « poussés » à être plus visibles.

(1) Il est également maître de conférences à l’Université Paris Cité, spécialisé dans les cultures numériques et l’extrémisme en ligne.

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Sa boussole. « Un point de bascule »

« Ce qui m’émeut dans mon observation du radicalisme en ligne, c’est une sorte de vertige : la sensation de vivre un moment de changement. Je m’intéresse à l’extrême droite et aux mouvements négationnistes depuis les années 1990 et m’inquiétais déjà à l’époque de l’émergence de tels discours. Mais la popularisation des réseaux sociaux les a accentués, et on a assisté à une explosion de la France « antisystème » sous le Covid-19. Ces mouvements de plaques tectoniques m’inquiètent. Les démocraties occidentales semblent plus fragiles que jamais et, pour certaines, malades. Même si je dénonce ces phénomènes, je ne suis qu’un observateur. Au fil des années, j’ai appris à détecter certains signes avant-coureurs de phénomènes plus vastes : Dieudonné, par exemple, était déjà représentatif de quelque chose lorsqu’il surgissait. »

 
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