Un fauteuil pour l’orchestre – Le site des critiques de théâtre parisien » Liberté Cathédrale, chorégraphie de Boris Charmatz, Théâtre du Châtelet (Théâtre de la Ville hors-les-murs)

10 avril 2024 |
Commentaires fermés sur Liberté Cathédrale, chorégraphie de Boris Charmatz, Théâtre du Châtelet (Théâtre de la Ville hors-les-murs)

© Uwe Stratmann

fff article de Denis Sanglard

Cathédrale de la Liberté, un titre qui flotte comme une bannière au vent. Boris Charmatz crée une chorégraphie brute et sauvage, d’apparence chaotique mais fortement structurée. Souffle, voix, corps, espace, musique et silence sont les évangiles fusionnels de cette danse ardente et déchargée de liberté absolue, conçue au sein de la cathédrale Mariendom de Neviges, près de Wuppertal, dont elle porte d’ailleurs le sceau de l’architecture brutaliste. Avec cette envie assumée, belle utopie, de rassembler, d’accueillir. Au châtelet, la scène prolongée jusqu’au fond de la salle accueille le public à 360°, comme dans une église, permettant une communion inédite dans ce lieu où la danse exulte dans la cohérence d’un boxon parfaitement maîtrisé. Il s’agit aussi de multiplier les perspectives et de jouer avec le proche et le lointain. Le groupe est une masse élastique compacte qui s’étire et se détend par vagues successives jusqu’à se briser et se reconstituer. Il pullule, pétarade, court, saute, tombe et se relève, s’épuise et repart. Il chante et se tait, interrompu par un souffle essoufflé. C’est un maelström où éclate la puissance de la vie, jusque dans ses contradictions tragiques.

Ils déboulent d’un seul coup, un bloc compact, chantant l’opus 111 de Beethoven, sa dernière sonate pour piano, du lalala, que veux-tu ici, dans un mouvement continu, une danse vibratoire, un flow affolant, qui ne s’arrête qu’avec un essoufflement , ultime spasme d’apnée, laissant place à un silence brut et à une immobilité tendue et provisoire. Avant de partir. Dès le début la messe est dite, chaque danseur est la pierre et l’architecte d’un édifice toujours mobile qui se construit et se déconstruit furieusement sous nos yeux, chaque corps dans sa diversité même bâtit une église, au premier sens d’assemblage, où l’unité vient aussi de la diversité et du partage. Chaque danseur a sa propre partition, on pense à la chorégraphie précédente 10 000 gestes (2021), une chorégraphie comme expression d’une personnalité mise au service de la communauté dont elle assure également la cohésion. Le mouvement structuré, déstructuré, et réitéré jusqu’à son épuisement qui précède sa métamorphose, monte toujours plus crescendo où chacun apporte sa pratique, son expérience, son vécu, son énergie, sa folie… C’est d’autant plus évident ici que voit les danseurs de la compagnie de Wuppertal, Le Tanzteather de Pina Baush et celles de Terrain confrontant leurs univers réalisant une symbiose dans la démesure et une expressivité sans contrainte. La danse est une question de respiration. Chanter, c’est ici matérialiser la danse, lui donner son impulsion, générer et déterminer le mouvement.

Des volées de cloches se font entendre, une partition vraie et époustouflante d’Olivier Renouf, qui ouvre une deuxième scène. Le corps littéralement traversé par cette partition de bronze, les danseurs viennent se balancer de manière endiablée. Ils sont à la fois le sonneur, le maillet et la cloche qui ébranlent l’édifice de leur corps comme un beffroi saisi de convulsions, dans une transe de possédé que rien ne peut arrêter.

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© Uwe Stratmann

Mais on ne peut pas parler impunément de l’Église sans les enjeux moraux qui la bousculent. Boris Charmatz n’évite pas la question qui se pose d’elle-même. Un choc exprimé par un troisième tableau dans le plus pur silence où l’atmosphère, jusqu’ici électrique, devient tragique. Bouche ouverte, exprimant un cri muet, celui que l’Église ne voulait pas entendre, les yeux tournés vers le ciel ou encore ceux d’un enfant vers l’adulte, les danseurs expriment une souffrance existentielle devant un ciel soudain vide et le néant. de leur condition bafouée. C’est le cri du butô face à une tragédie humaine non résolue, le cri expressionniste de Munch. La cathédrale de la Liberté renferme également un tabernacle désormais vide de la présence de Dieu qui lui donne aussi toute sa gravité.

Après le chant, les cloches et le silence, la voix… Baise la douleurchanson de Peaches et Pour qui sonne le glas, poème de John Doll, deviennent des dédicaces adressées au public, autant d’étranges intentions de prière que chaque danseur s’approprie aussi à sa manière et propose au public, à quelques spectateurs choisis. C’est aussi entre ces deux pôles, le profane et le sacré, qu’oscille cette danse des damnés. Et Peaches dans une « église » il fallait oser, c’était introduire le diable sans exorcisme. C’est aussi toute la malice de Boris Charmatz. Bientôt se forme un cercle qui rassemble, unit ce qui semblait auparavant désuni. Un calme provisoire et fragile, avant une scène finale étonnante, bouleversante, qui défait brutalement tout ce qui précédait.

Un orgue bourdonne et hurle douloureusement sa plainte, partition de Phill Niblock, et Boris Charmatz signe son Guernica en conclusion de cette pièce hallucinante. Force de frappe inattendue où les corps s’agrippent sèchement, s’accrochent désespérément, s’enlacent furieusement, se portent, rampent et s’écrasent brutalement au sol, ne bougeant plus avant d’être piétinés. Vision apocalyptique des charniers et des martyrs de l’Histoire d’hier, d’aujourd’hui et de demain – dont l’Église n’est pas exemptée dans sa responsabilité – sur lesquels les générations successives ne s’arrêtent pas et ne cesseront jamais de marcher. Des chemins couverts de cendres sur lesquels se construit leur avenir. Le choc est grand, amplifié encore par le rugissement sourd et rauque de l’orgue.

Une fois de plus Boris Charmatz, ludion de la danse contemporaine, montre qu’il n’a rien perdu de son audace informelle et rebelle, creusant encore plus loin un sillon qui n’appartient qu’à lui, poussant la danse dans ses retranchements, n’hésitant pas à bousculer la forme pour une expression pointue, voire politique parfois, refusant l’abstraction. Rien n’est joli ni propre, ce n’est pas le but, mais tout a une précision abrasive et pas de demi-mesures qui ne peuvent que fasciner ou repousser. La traduction de Mariendom à Châtelet, les théâtres sont aussi des églises, certes laïques mais non dénuées de spiritualité, démontre l’intégration, la fusion dans les corps des danseurs des lieux explorés dont ils sont donc l’émanation, le corpus central des explorations. de Boris Charmatz avec son collectif Terrain pour sortir la danse des sentiers battus, que ce soit sur une estrade étroite, un piano ou sous la verrière d’un Grand Palais désert. C’est aussi ce formidable appétit du collectif, du vivre ensemble, du partage qui s’offre à nous, la danse peut et doit être un lieu de rassemblement, une cathédrale. La danse est toujours plus que la danse pour Boris Charmatz. Cathédrale de la Liberté résume une fois de plus et magistralement ce parcours singulier et sans compromis.

© Simon Gosselin

Liberté Cathédrale, chorégraphie de Boris Charmatz

Avec tout le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch + Ground

Invités

: Laura Bachman*, Régis Badet*, Dean Biosca, Naomi Brito, Emily Castelli, Guilhem Chatir*, Ashley Chen*, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Çağdas Ermis, Julien Ferrenti*, Julien Gallée-Ferré*, Laetitia Galloni, Tatiana Julien*, Luciény Kaabral, Simon Le Borgne, Réginald Lefebvre, Johanna Elisa Lemke*, Alexander López Guerra, Nicholas Losada, Julien Stierle, Michael Strecker, Christophe Tandy, Tsai-Wei Tien, Solène Wachter*, Franck Willens

Organiste : Jean-Baptiste Monnot*

Assistante chorégraphique : Magalie Callet-Cajan*

Lumières : Yves Godin

Costumes : Florence Samain*

Travail vocal : Dalla Khatir*

Direction technique : Fabrice Le Fur*

Matériaux sonores : Beethoven, Olivier Renouf, Peaches, Phill Nibllock, improvisation à l’orgue d’après Bach et Vivaldi

Poèmes : Emily Dickinson, John Donne

L’orgue de voyage est un instrument modulaire conçu et réalisé par Jean-Baptiste Monnot

Du 7 au 18 avril 2024, à 20h

dimanche à 15h

1h45 sans entracte

Théâtre du Châtelet

Place du Châtelet

75001 Paris

Réservations : www.theatredelaville-paris.com www.chatelet.com

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