Quelques jours seulement après la sortie de Consentementelle a été appelée par la police pour venir reconnaître le corps sans vie de son père qu’elle n’avait pas vu depuis dix ans. Dans l’appartement où il vivait, elle est confrontée à la matérialisation de la folie de cet homme toxique, mythomane et misanthrope, devenu pour elle un étranger. Elle découvre également deux photos de son grand-père qu’elle adorait, qui était présenté comme un héros, mais qui sur ces images était habillé des symboles du parti nazi.
Un livre, avec une très belle écriture, sur le poids des origines, sur les non-dits meurtriers, sur cette Europe de l’Est ballottée par l’Histoire.
Comment avez-vous vécu le tourbillon de votre premier livre ?
L’accueil a été inattendu mais, au même moment, j’ai appris le décès de mon père. Il m’a fallu deux cerveaux : j’étais à la fois immergé dans cet appartement où il vivait avec toutes les horreurs que j’y découvrais et en même temps je devais continuer à promouvoir le Consentement. Je n’étais pas totalement libre de profiter de ce succès, surtout lorsque le confinement est arrivé deux mois plus tard. C’était un moment éprouvant de parler d’un livre qui parlait de ma vie privée sur des sujets très douloureux. J’ai reçu des centaines de témoignages d’histoires similaires à celle que j’ai vécue. Aujourd’hui, j’éprouve une certaine fierté d’entendre que le mot « consentement » est désormais devenu une notion ancrée dans le corps de tous les jeunes, un mot devenu incontournable, y compris dans la loi. Cela me rend extrêmement heureux que la littérature puisse avoir ce pouvoir.
Dans « Patronyme » vous évoquez ce moment où le succès de votre livre vous fait perdre votre anonymat et fait naître en vous le syndrome de l’imposture.
J’ai toujours eu un inquiétant sentiment d’étrangeté à propos de mon propre nom. Je sentais qu’il y avait des zones d’ombre et une origine trouble. Je savais depuis mes 20-30 ans que ce prénom n’avait pas d’homonyme, que personne d’autre que ma famille ne l’avait au monde, mais je ne savais pas ce qui se cachait derrière ce prénom. Ce n’est qu’avec la mort de mon père que j’ai progressivement étudié l’histoire de la transformation de ce nom.
Votre père Patrick Springora est décédé quelques jours après la sortie du livre, comme s’il attendait ce moment pour se manifester à vous.
Je ne l’ai pas tué avec ce livre même si c’était ma première réaction car je me sentais coupable de ne plus avoir de contact avec lui. Mais il m’a envoyé ce texte juste avant de mourir, alors que nous n’avions plus eu de contact depuis près de dix ans : “Je suis fier de toi mais tu aurais dû m’écouter à l’époque.” Un message à la fois d’encouragement de la part de mon père vu que j’étais devenu écrivain, mais c’était aussi une phrase terrible car c’était une façon de nier que j’étais une victime, comme si j’avais pu empêcher les choses alors que c’était lui qui, pleinement conscient, et en tant que père, aurait pu mettre fin à cette relation avec Matzneff, en portant plainte.
Dédiez-vous le livre « à tous nos fantômes » ?
Les fantômes, ce sont mon père et mon grand-père qui étaient absents de ma vie lors des grands drames de ma jeunesse. La partie cachée de la vie de mon grand-père a d’abord agi sur son propre fils en faisant de lui ce mythomane débridé. Mon père avait cette passion du mensonge qui était une manière de réinventer des identités prestigieuses car derrière elle se cachait l’innommable passé nazi de son propre père (qui avait changé le nom de Springer en Springora à son arrivée en France). Les démons et les fantômes sont des métaphores qui ont une réalité, car ils continuent d’être là et de nous hanter. La disparition des êtres n’est pas la fin de notre histoire avec eux.
Vous vous souvenez de ce jeu de mots de Lacan qui disait « les non-dupes errent ».
Il aurait été plus facile pour mon père de rester dupe et de ne pas errer, mais la vérité trouve toujours son chemin, c’est le retour du refoulé. La vérité doit éclater d’une manière ou d’une autre et les enfants sont comme des éponges qui comprennent vite s’il y a un secret. Si on ne leur donne pas les clés, cela reste comme un trou noir, une force maléfique qui les aspire. Il faut mettre des mots. Mon père le savait, car il avait vu ces deux photos de son père avec les pancartes nazies, mais il n’avait jamais réussi à lui faire raconter son histoire. Cela aurait peut-être pu mettre un terme à cette spirale de folie dans laquelle mon père s’était engouffré car toute sa vie avait été un échec, tant professionnel qu’émotionnel. Il restait prisonnier de ce mensonge, comme de la colle.
Votre père a écrit un livre.
Cela m’a touché de découvrir que j’avais quelque chose en commun avec mon père qui, très jeune, écrivait un roman policier : Le briquet. Cela aurait peut-être pu le sauver si Gallimard l’avait publié, faire quelque chose avec des mensonges, raconter des histoires. Que le mensonge devienne une sublimation de cette absence d’histoire de la part de son propre père. Mon livre Nom de famille, qui se présente comme une enquête presque policière sur l’histoire de mon grand-père, est inconsciemment comme une réponse au roman policier de mon père et peut-être comme une réalisation de son désir.
Les démons et les fantômes continuent d’être là et de nous hanter.
Pourquoi cette quête obsessionnelle ?
Cela s’est produit en deux étapes. Pendant deux ans, j’ai laissé tous ces documents trouvés dormir dans un placard, car j’étais encore complètement immergé dans Consentement. Ce qui m’a ramené, ce sont les échos extérieurs : la guerre en Ukraine et une invitation à Prague où j’ai ressenti un appel à me pencher sur cette histoire – mon grand-père a grandi en Tchécoslovaquie – et à voir la réalité en face et sans faire l’autruche. . Je me sentais capable d’étudier cette histoire sans porter de jugement a priori sur mon grand-père. Je voulais comprendre comment un jeune homme des années 30 était soumis à des stratégies de recrutement. Je me suis plongé dans l’histoire de la Tchécoslovaquie et des Sudètes. Je me suis rendu dans la ville natale de mon grand-père et, de là, j’ai voulu mieux comprendre le destin de cette communauté initialement plutôt pacifique qui s’est laissée contaminer par la haine hitlérienne envers les juifs car il fallait trouver un bouc émissaire à l’humiliation de la fin du la Première Guerre mondiale. Ce sont ces mécanismes de reproduction de la violence qui m’ont vraiment intéressé. Nous parlons de personnes qui ont vécu une vie incroyablement romantique, avec beaucoup de migrations et d’exils. Mon grand-père est allé à Berlin, est devenu policier, a rejoint le parti nazi et s’est entraîné à des sports comme l’escrime. En 1944, il a rencontré ma grand-mère en Normandie, il a eu cette histoire d’amour avec cette jeune fille de 19 ans et il a décidé de déserter. Il y a ce twist extraordinaire de travailler pour les Alliés et de réussir à effacer son passé, en changeant de nom, et en validant sa légende d’avoir été envoyé de force en Allemagne et d’obtenir le statut de victime et de recommencer sa vie en France.
Vous ne jugez pas cette vie.
Il y a quelque chose de très complexe qui empêche une vision manichéenne, avec des positions entre victimes et bourreaux qui peuvent alterner dans une zone grise. Et je n’ai pas réussi à établir s’il avait lui-même commis des crimes, même s’il était complice de ce régime. Je ne saurai jamais s’il s’agissait simplement d’un jeune homme ballotté ou s’il s’agissait d’un criminel de guerre qui cachait son identité. Je suis obligé de prendre en compte cette vie avec tous les côtés insaisissables de cette biographie. Il aurait semblé hors de propos de porter un jugement sur cette histoire.
Le non-dit est dévastateur.
Les non-dits suscitent déjà bien des fantasmes chez les enfants. Mon grand-père aurait pu, à un moment donné, dire ce que c’était. Mais c’était une génération où on ne parlait pas. J’ai vérifié avec mon autre grand-père et j’ai essayé de le faire parler de cette période de la guerre, mais il y avait un besoin dans cette génération traumatisée par la guerre d’avancer et la réponse a été constante : “Tout cela appartient au passé et maintenant nous vivons en paix, c’est merveilleux, tu as de la chance.” Certes la transmission de ces histoires est fondamentale, car tous les conflits auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui sont hérités de ces conflits passés du XXème siècle.
Pourquoi avoir choisi de garder ce nom ?
Personne d’autre ne le porte et personne ne le portera après moi. J’assume cette responsabilité de la préserver, car je porte cette histoire que je me suis appropriée en écrivant un livre, qui parle du XXème siècle où je suis née et des menaces actuelles. Je ne veux pas entrer à nouveau dans un cycle d’évasion et d’effacement.
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Quel rôle l’écriture joue-t-elle dans votre vie ?
J’aimerais qu’il occupe le devant de la scène. J’ai fait le choix radical il y a deux ans de quitter un poste de direction dans une maison d’édition où j’avais exercé pendant 15 ans à tous les postes. J’avais envie d’écrire, même si ça va être dur de partir Nom de famille ce qui m’a tenu très occupé pendant deux ans et que j’aurais pu continuer presque indéfiniment. J’adorerais me lancer dans le roman. En écrivant, on fait naître nos pensées, on les clarifie, on les sort d’une sorte de magma un peu informe. Cela vous permet également d’avancer. Nous ne sommes pas gravés dans le marbre. Écrire aide également à éclairer qui je suis. Cela me permet d’explorer les contours de mon identité, de dire d’où je viens. C’était important avec Nom de familleparce qu’après Consentement, beaucoup de gens m’ont réduit à mon statut de victime d’agresseur d’enfants. C’est un événement qui s’est déroulé entre 13 et 15 ans, mais ce n’est pas tout ce que je suis. J’avais besoin de me rappeler qu’il y avait aussi un avant, que j’étais aussi fait de l’histoire de mon père et de mon grand-père. L’écriture n’est pas seulement l’exploration de la pensée, mais aussi l’exploration des contours de ce qui forme une vie et fait de moi ce que je suis.
**** Nom de famille, Conte, Vanessa Springora, Grasset, 368 pp., 22 €, numérique 16 €.