Superbe entretien avec François Heisbourg

Un retrait américain « soudain », un monde « sans alliances » et donc forcément « plus brutal et nettement plus compliqué ».

C’est ce que prédisait il y a quelques mois le spécialiste des relations internationales François Heisbourg dans un essai intitulé Un monde sans Amérique. Un livre dans lequel il tente de retracer les contours de la politique étrangère d’une seconde administration Trump et d’évaluer son impact sur le progrès du monde.

Mais aujourd’hui, l’expert dit avoir « un aveu » à faire à ce sujet : il s’étonne de la rapidité avec laquelle cet impact se fait déjà sentir.

PHOTO FOURNIE PAR FRANÇOIS HEISBOURG

François Heisbourg, expert en relations internationales et auteur de l’essai Un monde sans Amérique

« Je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi soudain que ce qui se passe actuellement. Je ne pensais pas qu’il irait si vite, même avant son investiture. Lorsqu’il commença à s’attaquer à l’existence du Canada, à l’avenir du Groenland, à la possession [du canal] du Panama, j’avoue que j’ai moi-même été surpris», dit-il d’emblée.

« Le monde change et la place de l’Amérique dans le monde change sous nos yeux. La question n’est plus de savoir : que va-t-il faire pendant son mandat ? La question est : que se passe-t-il demain matin ? », dit-il.

Il serait naïf de croire que nous pouvons prédire avec certitude ce qui nous attend au cours des quatre prochaines années. Mais ce qui semble déjà très clair, c’est que le président républicain est « déterminé à maltraiter ses alliés plutôt que de maltraiter ceux qui ne sont pas ses alliés ».

« Des plus proches, comme le Canada ou le Danemark, à ceux qui sont plus éloignés géographiquement et culturellement, comme la Corée du Sud, ou des alliés pour lesquels il voue un mépris particulier, comme les Allemands », précise François Heisbourg.

Ce sont les nouveaux États-Unis. Nous sommes aux États-Unis sans alliances.

François Heisbourg

Conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique – à Paris – François Heisbourg se spécialise dans les relations internationales depuis la fin des années 1970, lorsqu’il travaillait sur les questions de non-prolifération nucléaire au ministère français des Affaires étrangères.

« Je ne partage pas la vision que Trump peut avoir des relations internationales. Pour Trump, tout est transactionnel. Il déteste les alliances, notamment l’Alliance atlantique [l’OTAN]. Il ne veut pas que les États-Unis aient les mains liées par ce type d’accord. Et cela est également vrai lorsqu’il s’agit des relations avec la Corée du Sud ou le Japon », souligne l’expert de 75 ans.

«Cela est en soi extrêmement inquiétant. Je n’exclus absolument pas que les États-Unis, sans quitter l’OTAN, deviennent un partenaire passif de l’Alliance atlantique. Cela m’inquiète évidemment beaucoup, car je ne sais pas dans quelle mesure les autres pays membres de l’Alliance atlantique seront prêts à s’organiser pour défendre l’Alliance sans le leadership américain. »

Sympathie pour Poutine

Et l’Ukraine dans tout ça ? N’est-ce pas le pays qui devrait le plus s’inquiéter du retour de Donald Trump à la Maison Blanche ?

Le président américain et plusieurs de ses alliés républicains ont déjà décrié l’imposant soutien financier apporté par l’administration de Joe Biden au pays du président Volodymyr Zelensky.

François Heisbourg craint que « les choses se passent mal », mais il se dit plus prudent aujourd’hui qu’avant sur l’issue du conflit.

Son explication se résume à quelques observations.

Premièrement, lorsque Donald Trump « veut conclure des accords, il veut que ce soient des accords dans lesquels il semble être le gagnant ». Il cherchera donc peut-être à éviter de « donner l’impression qu’après 60 milliards de dollars américains d’aide et de soutien militaire à l’Ukraine, c’est la Russie qui gagne ».

Par ailleurs, le président a démontré avec les accords d’Abraham (qui ont conduit à une normalisation des relations entre Israël et certains pays arabes) en 2020 qu’il était capable de conclure des accords « compliqués », rappelle l’expert.

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« Même si, comme d’autres, je peux critiquer le fait que les Palestiniens aient été laissés sur le bord de la route », prend-il soin de préciser à propos de cet accord.

Je fais cependant remarquer à François Heisbourg que Donald Trump a une alchimie avec le président russe. L’expert parle aussi, dans son récent essai, de « la sympathie du président républicain » pour Vladimir Poutine.

Ah absolument ! Il aime Poutine. Mais ce qui est peut-être plus intéressant aujourd’hui, c’est que la relation avec Zelensky existe également. C’était moins évident lorsque j’ai écrit le livre, mais j’étais récemment à Washington, j’ai vu pas mal de gens et, à ma grande surprise, Trump respecte Zelensky.

François Heisbourg

Le président américain a semblé se moquer de son homologue ukrainien ces derniers mois, notamment lorsqu’il a déclaré qu’il était un « bon vendeur » puisqu’il avait pu obtenir des dizaines de milliards pour financer sa guerre. Pourtant, « dans la bouche de Trump, c’est un compliment. Il reconnaît en Zelensky quelqu’un qui, à certains égards, lui ressemble. C’est [pour lui] quelqu’un qui sait négocier », dit-il.

Le problème du Canada : sa faiblesse

Il y a une autre chose qu’il ne faut pas oublier dans la manière dont Donald Trump mène sa politique étrangère, estime l’expert. Car pour lui, « le péché le plus grave est d’être faible ».

C’est ce qu’il a répondu lorsque je lui ai demandé pourquoi, selon lui, l’homme politique républicain s’en était pris au Canada (en disant notamment qu’il voulait en faire le 51e État de son pays), le Danemark et le Panama ces dernières semaines.

Avec Donald Trump, « nous traiterons Poutine avec prudence, mais nous ne traiterons pas avec prudence ceux qui affichent leur amitié avec les États-Unis car ils sont faibles », ajoute-t-il au sujet de son diagnostic.

François Heisbourg se dit également convaincu que pour faire face au retrait américain, il est important de rechercher de « bonnes solutions ». À ce sujet, j’étais curieux de savoir ce qu’il avait en tête pour le Canada et l’Europe.

Il a donné quelques exemples.

Les Européens, estiment-ils, doivent augmenter leurs dépenses militaires. «Non pas parce que Trump le souhaite, mais parce que la situation géopolitique plus large le rend raisonnable. Et pour l’Europe, la menace, c’est Poutine, pas Trump », dit-il.

Le Canada gagnerait à faire la même chose, en ciblant particulièrement l’Arctique.

« Ce n’est pas aux Américains de vous y forcer. C’est le fait que la Chine et la Russie deviennent plus puissantes dans une région qui change climatiquement, dit l’expert. Dans la nouvelle situation stratégique, il est clair que le Canada ne pourra pas continuer à agir comme si les États-Unis tenaient le parapluie. »

Un monde sans Amérique

François Heisbourg

Odile Jacob

Qui est François Heisbourg ?

Actuellement conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique, François Heisbourg a occupé de nombreuses fonctions dans le domaine des relations internationales et des enjeux stratégiques au fil des décennies. Il a également été directeur de l’Institut international d’études stratégiques de Londres et professeur à l’Institut d’études politiques de Paris.

 
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