Paris Match. Vous étiez à la tête de la DGSE pendant la guerre civile syrienne, entre 2013 et 2017, que vous inspire la chute de Bachar al-Assad ?
Bernard Bajolet. La chute du régime est une bonne nouvelle, mais nous avons perdu beaucoup de -. C’est un objectif sur lequel la France travaillait après la répression du régime en 2011. À l’époque, les choses ne se sont pas déroulées comme espéré. D’une part, le régime de Damas a sollicité et obtenu le soutien du Hezbollah. Puis, il y a eu le retrait d’Obama, fin août 2013, après l’usage d’armes chimiques dans la Ghouta par le régime de Bachar. Le déclin a changé la donne. Il a découragé l’opposition et a permis à la Russie d’intervenir, pour la première fois en 2013, diplomatiquement, dans le cadre d’un désarmement chimique par l’ONU – sur proposition de Moscou. Puis, en 2015 avec l’intervention de l’armée russe. Cette fois-ci, nous avons perdu des dizaines de milliers de morts supplémentaires. Maintenant, c’est derrière nous.
Vous attendiez-vous à un résultat aussi rapide ?
Non, je ne m’attendais pas à ce que le régime diminue si rapidement. Tout le monde était surpris. J’y vois l’affaiblissement considérable du Hezbollah, conséquence indirecte des attentats du 7 octobre en Israël, et le fait que la Russie était occupée ailleurs avec l’Ukraine. Le groupe Hayet Tahrir el-Sham (HTC), soutenu par la Turquie, a profité du contexte pour s’emparer d’Alep et la voie était alors libre.
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Que vous inspire la personnalité du leader al-Joulani ?
Il y a 10 ans, ce n’est pas un homme qu’on aurait aidé ! Il a un passé djihadiste assez marqué, mais depuis, il met de l’eau dans son vin – comme il n’en boit pas, je dirais plutôt qu’il met de la chicorée dans son café ! Très habilement. Il a donné des preuves, des signaux, notamment en faisant preuve d’une certaine tolérance à l’égard des minorités chrétiennes.
Avez-vous suivi son évolution ?
Oui. Nous avions cartographié les groupes qui étaient très nombreux et leur positionnement par rapport aux droits de l’homme, aux droits des femmes et un certain nombre de critères qui faisaient que nous aidions certains groupes et pas d’autres. Nous avons remarqué que le mouvement d’Al-Joulani était davantage inspiré par le nationalisme syrien que par un agenda international, mais il restait trop radical.
Peut-on donc espérer qu’il parviendra à unifier la Syrie sans tomber dans l’islamisme radical ?
La question est de savoir s’il tiendra ses promesses. Entreprendra-t-il l’unité de la Syrie ? Respectera-t-il les minorités ? Chrétiens, Druzes, Kurdes, Alaouites sont potentiellement en danger. La question est aussi de savoir si Joulani parviendra à imposer cette position modérée aux autres factions.
Comment expliquez-vous que la France semble aujourd’hui si distante et si mal informée sur ce qui se passe en Syrie ?
A l’époque de François Hollande, nous avions de très bonnes informations. Nous étions présents sur le terrain. La fuite des Américains a causé des dégâts. Il y a eu une radicalisation des groupes. Le fait que Bachar ait libéré les radicaux a contribué à aggraver la situation et, en fin de compte, les personnes pouvant être aidées étaient de moins en moins nombreuses.
On dit que les renseignements français ont déserté le terrain.
Nous avons continué à aider les Kurdes dans le nord du pays. Cela a conduit à des désaccords avec le chef des services de renseignement turcs, Hakkan Fidan, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères. C’est quelqu’un avec qui nous avons eu un dialogue très cordial et amical, mais franc. Chez les Kurdes, la France était de la partie et nous avions de bonnes informations.
Aujourd’hui, ils souffrent de la situation. Des milices dirigées par la Turquie viennent de leur reprendre la ville de Manbij après des combats.
Il est - de se rappeler à quel point les Kurdes de Syrie se sont montrés loyaux et fiables à notre égard. Sans eux, nous n’aurions jamais vaincu Daesh. J’espère que le nouveau régime, loin de les combattre, comme le souhaite actuellement la Turquie, les intégrera pleinement dans la nouvelle Syrie.
Au début de votre carrière de diplomate, vous étiez en poste en Syrie. Dans votre livre « le soleil ne se lève plus à l’est » (Ed. Plon), vous consacrez un chapitre passionnant qui illustre aussi la violence de ce régime. Quel regard avez-vous, à partir de cette expérience, sur la situation ?
Lorsque j’étais en poste en Syrie, il y a bien longtemps, j’ai été frappé par la haine de la communauté sunnite envers les Alaouites. J’avais un ami syrien qui appartenait à la bourgeoisie et connaissait la famille Assad, son père, un général en exil, avait été chassé du pouvoir par Hafez el-Assad – le père et prédécesseur de Bachar el-Assad, ndlr. Il a déclaré : « Un jour, nous, les sunnites, nous vengerons. » J’ai été frappé par cette haine dans tous les milieux, de la part des sunnites en particulier ; il n’a été que décuplé depuis 2011. Il faut espérer qu’il n’y aura pas d’abus. Il est important que ceux qui ont occupé des postes importants bénéficient de procès équitables et que la communauté alaouite dans son ensemble ne soit pas victime de vengeance collective.
Quelle doit être la position de la France, mais surtout que peut-elle revendiquer aujourd’hui ?
La France doit rester fidèle à sa position traditionnelle : l’attachement à l’intégrité de la Syrie et à sa souveraineté. Il faut espérer que le respect des minorités n’implique pas le démembrement du pays. Les interventions étrangères quelles qu’elles soient : la Turquie au Nord, les Etats-Unis qui frappent Daesh devront désormais obtenir l’accord des autorités. De la même manière, Israël, qui occupe une partie du Golan, ou les Russes, qui disposent encore de bases à Tartous et Hmeymim, ne devront y rester qu’avec l’accord formel des autorités. L’avantage de la France, c’est que nous n’avons pas transigé avec le régime de Bachar, avec lequel nous avons coupé tout lien depuis 2011 et que nous avons tenté de faire tomber. La France, comme l’Europe, doit pouvoir jouer un rôle important dans la reconstruction de la Syrie. Dans le contexte géopolitique particulier de ce qui se passe en Afrique, de la guerre en Ukraine, il est important que des pays comme la France reprennent pied au Moyen-Orient. Avec toutes les incertitudes qu’on peut imaginer durant cette période.