l’essentiel
Spécialiste de la Syrie, le géographe Fabrice Balanche a reçu le prix du livre géopolitique 2024 pour « Les leçons de la crise syrienne » (1). Alors qu’Alep vient d’être prise par des jihadistes proches d’Al-Qaïda, il décrypte les enjeux locaux et régionaux de cette offensive.
Vous étiez récemment dans le nord-est de la Syrie et vous entretenez des contacts dans tout le pays. Quelle est la situation aujourd’hui ?
L’organisation jihadiste Hayat Tharir al-Sham (HTS) s’empare donc de la deuxième ville de Syrie. L’armée syrienne a abandonné Alep et recule rapidement tandis que HTS s’étend en zone sunnite avec ses alliés d’Al-Qaïda dont elle a officiellement « divorcé à l’amiable » en 2016 en ne renouvelant pas son allégeance. Mais il ne s’agissait que d’un divorce tactique, de façade, approuvé à l’époque par Ayman al-Zahawiri, le chef d’Al-Qaïda, pour bénéficier du soutien occidental et arabe… qu’ils n’ont finalement pas obtenu. En tout cas, cette coalition compte aujourd’hui au minimum 50 000 hommes.
Equipé par qui ?
Dès le début de la guerre civile, ces jihadistes ont été équipés par l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie, la France et les États-Unis, pays qui ont fourni des armes aux coalitions rebelles. Aujourd’hui, c’est essentiellement Ankara qui a dû leur fournir les moyens de lancer l’offensive car il est clair – compte tenu de son ampleur et de sa coordination avec les rebelles pro-turcs arrivés de l’Est, d’al-Bab, que la Turquie est derrière cette offensive. action.
Quel objectif poursuit Recep Tayyip Erdogan dans cette affaire ?
Pour le leader du HTS, Abu Mohamed al-Joulani, l’objectif à long terme est de renverser le régime et de prendre le pouvoir en Syrie. A court terme, il s’agit de s’emparer d’Alep pour éliminer la menace que représente la présence de l’armée syrienne par rapport à son fief d’Idlib, 3 000 km², où sont concentrées 3 millions de personnes. Pour lui, s’emparer d’Alep, c’est aussi installer ses hommes dans les appartements des chrétiens partis, de tous ceux qui ont fui. Mais au-delà de cela, il s’agit bien d’une pièce du grand jeu régional : Israël détruit le Hezbollah, les forces du Hezbollah quittent donc Alep pour retourner au Sud-Liban. Dans le même -, la logistique iranienne est décapitée par les frappes israéliennes en Syrie. Les Russes sont occupés en Ukraine. Tout cela affaiblit la défense d’Alep et le système syrien. Les Turcs ont ensuite profité de cette faiblesse pour lancer le HTS, puisque l’objectif d’Ankara est de construire une zone tampon entre Idlib et l’Irak, éliminant au passage les Kurdes, et à terme, selon moi, de créer une république du Nord. -La Syrie sur le modèle de Chypre du Nord. Dans ce plan, elle a évidemment besoin d’Alep, capitale du nord de la Syrie.
En consultation avec Benjamin Netanyahu ?
Je ne pense pas. Mais cela arrange Israël, car plus la Syrie est divisée, plus elle s’affaiblit et si elle est déstabilisée, les Iraniens ne pourront plus approvisionner le Hezbollah en missiles. Le croissant chiite sera coupé ou très endommagé, ce qui ne déplaira pas non plus aux pétromonarchies et à l’Occident.
Quel avenir pour les Kurdes et les chrétiens d’Orient face à cette percée jihadiste ?
Les chrétiens d’Orient, malheureusement, sont finis, du moins en Syrie. Ils partent, ils n’ont plus d’espoir. J’étais dans le quartier chrétien de Qamechli la semaine dernière. Il était aux trois quarts vide et c’est aujourd’hui un quartier fantôme. Si le HTS prétend les protéger, c’est juste pour la photo. Quant aux Kurdes, ils ont combattu contre Daesh, contre le front al-Nosra, ils ne se font aucune illusion sur le caractère jihadiste et la volonté d’éradiquer le HTS contre eux puisqu’il est un instrument de la Turquie.
Bachar al-Assad et ses alliés russes sont-ils capables de contre-attaquer ?
Le régime est aujourd’hui très fragile. La guerre, les sanctions, l’économie qui ne se relève pas… il n’a plus le soutien populaire qu’il avait auprès d’une partie de la population en 2011 et avec 20 dollars de salaire mensuel, ses troupes sont dans la pauvreté, démoralisées. Les Alaouites se battront pour protéger leurs villages et la « Syrie utile » sur la côte. Les Russes protégeront leur base de Tartous et de Lattaquié. Mais pour reprendre Alep… l’armée syrienne n’est pas en état, à moins que l’Iran n’envoie des miliciens chiites prêts à être tués. Et face à eux, ils auront les jihadistes d’Idlib, motivés par une idéologie radicale, qui ont tout à gagner. Des réfugiés qui ne peuvent pas partir en Turquie ou ailleurs et qui n’ont qu’une seule solution, reprendre par la force leur village, leur quartier. Selon moi, nous nous dirigeons donc vers une division durable de la Syrie.