Les mécanismes sont si complexes qu’il faut beaucoup de temps pour les comprendre. Au printemps 2016, Francis Eustache lance le « Programme 13 novembre » avec l’historien Denis Peschanski pour étudier la mémoire individuelle et collective de ces attentats de 2015.
Francis Eustache est neuropsychologue, directeur d’études à l’École pratique des études avancées de Paris. Son laboratoire, une unité de l’Inserm, est situé à l’Université de Caen.
Comment est né ce programme ?
« Avec Denis Peschanski, nous avions travaillé, par l’intermédiaire d’un doctorant, avec William Hirst, un chercheur américain de la New School. Ce psychologue a travaillé sur les attentats du 11 septembre 2001 à travers un corpus de questionnaires envoyés à travers les Etats-Unis.
Nous avons repris nos analyses et appliqué nos méthodes. Cela a influencé notre étude du 13 novembre. »
Des intrusions, des images sensorielles teintées d’émotions fortes
En quoi consiste-t-il ?
« Il y a des interviews filmées par l’INA. Dans mon laboratoire de Caen, nous surveillons également un sous-échantillon. Au total, 1 000 personnes sont suivies pour des entretiens et parmi elles, 200 viennent à Caen à intervalles réguliers. Nous les suivons psychiatriquement et psychopathologiquement pour voir l’évolution des symptômes.
Nous avons travaillé sur le plan neuropsychologique et en imagerie cérébrale. Nous avons notamment écrit un article dans Science ce qui a eu un certain impact. Nous allons demander une prolongation du programme pour le faire fonctionner jusqu’en 2028. »
Savons-nous ce que ces traumatismes font au cerveau ?
« Le 13 novembre 2015 a été un traumatisme unique. Mais parmi les personnes que nous suivons, il existe des points communs et des spécificités.
Ce traumatisme est une rencontre entre cette situation potentiellement traumatisante et un individu singulier. Un même événement peut avoir des conséquences différentes chez deux individus placés quasiment au même endroit.
C’est cette rencontre singulière qui va potentiellement créer une situation traumatisante pouvant devenir un trouble de stress post-traumatique, PTSD en anglais pour post traumatic stress trouble. »
Y a-t-il des phases ?
« Il y a une dynamique qui va s’amorcer pendant la période qu’on appelle péri-traumatique. Mais les gens peuvent réagir différemment. Par exemple, il peut y avoir des sentiments de déréalisation et de dépersonnalisation. On parle aussi de dissociation.
Cela peut venir de la façon dont ils ont vécu l’événement. S’ils ont été soutenus lors de l’attaque par exemple ou en contact avec quelqu’un d’autre à ce moment-là. Tout comme le fait d’avoir vécu aussi des drames avant l’attentat. »
Après cette première phase, comment ça se passe ?
« Potentiellement, un certain nombre de symptômes vont se développer. Dans les premières semaines, nous parlerons de stress aigu. Nous considérerons les réactions qui se produisent comme normales. Si ces réactions persistent voire se développent au bout d’un mois, on parlera alors de syndrome de stress post-traumatique.
Comment se manifestent ces troubles ?
« Il peut y avoir une grande diversité d’expressions. Les intrusions sont un peu au cœur du syndrome de stress post-traumatique.
Il s’agit d’images sensorielles, souvent teintées d’émotion forte, qui surgissent dans la conscience de la personne de manière intempestive et presque irrépressible.
Cela peut être visuel, sonore, olfactif… Ce ne sont pas des souvenirs au sens strict. Il ne s’agit pas d’une scène contextualisée ou d’un souvenir banal comme on pourrait en avoir après une rencontre entre amis par exemple. Celui-ci s’est même reconstruit un peu avec le temps, on sait que c’est du passé. Les intrusions sont simplement des éléments disparates. Ils envahissent leur conscience.
Le deuxième symptôme vient en quelque sorte contrepoint au premier. Ce sont les mécanismes d’évitement qui font que la personne va tenter d’éviter tout ce qui peut générer ces intrusions : lieux clos, salles de spectacle, foules, moyens de transport, etc. In fineces mécanismes pourraient être positifs mais ils deviennent un autre type d’enfermement. Ils la couperont de son cadre social, de ses relations. Et cela l’isolera. »
Les survivants des attentats parlent souvent de cet isolement que personne ne pouvait comprendre. Pour quoi ?
« Si vous avez vu le film « Revoir Paris », il est bien décrit : une femme dont le partenaire est médecin s’occupe d’elle mais petit à petit quelque chose les sépare. Parce qu’il n’a pas vécu ça.
Cela prend du temps pour la personne qui a vécu ce traumatisme et ce temps est différent de celui de tout le monde. De nombreux couples se séparent progressivement ou plus tard car il y a parfois aussi des réactions de surprise. Il y a un impact sur le fonctionnement cognitif et émotionnel. Et évidemment une anxiété qui est plus importante.
Dépression, addictions, etc. d’autres éléments psychopathologiques peuvent également se développer. »
Que doit savoir la société en général sur le soutien aux personnes qui survivent à une attaque ?
« Nous communiquons. Nous avons fait pas mal de conférences et nous continuons à le faire. Le site Mémoire 13-Novembre permet de fournir de nombreuses informations. Il y avait des livres en particulier Mémoire et traumatisme (éditions Dunod) qui s’intéresse aux modifications de la mémoire dans le syndrome de stress post-traumatique.
La mémoire est également endommagée chez ces personnes. Le traumatisme va modifier leur mémoire autobiographique. Il devient le centre et ils finissent par se définir d’abord par cet événement.
Nous travaillons actuellement sur un guide qui pourra être remis aussi bien aux victimes potentielles qu’à leur entourage. Il y aura des informations sur cette pathologie, ses expressions cliniques, les thérapies potentielles… Et des messages. Surtout, veillez à ce que la personne ne reste pas isolée. »