Le projet, a posteriori, est évident : pour montrer la réalité d’un monde virtuel, rien de tel que d’aller y tourner un documentaire. Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h avait déjà tenté une immersion dans RGTen interrogeant des joueurs rencontrés par hasard. La force de la rencontre les a poussés à développer le dispositif, qui, pour des raisons de droits, était orienté vers un jeu de survie plus confidentiel, JourZsitué sur une île post-apocalyptique.
Le dispositif consiste ni plus ni moins à entrer dans la matrice : les documentaristes jouent, rencontrent et captent ce qu’ils voient, enregistrant la voix de leurs interlocuteurs après leur avoir expliqué leur projet. Leur séance de jeu est donc un tournage, et la caméra subjective un tournage. Défi passionnant dans lequel le joueur incarne un contemplateur qui devra trouver la bonne distance avec les autres, se déplacer à travers les paysages de manière à les montrer à d’autres que lui, en dehors du jeu et dans un surplomb. position qui a peu à voir avec la jouabilité.
La première approche vient de la sociologie : interroger les joueurs, c’est connaître la quête qu’ils ont créée dans ce monde ouvert où tout est faisable. Et de voir à quel point, dans une genèse offerte à l’être humain, les éléments fondateurs reprennent leurs droits. Certains, ivres d’anarchie, tuent pour le plaisir et font du chaos la seule valeur durable. D’autres inventent de nouvelles religions, tandis que leurs voisins tentent simplement de cultiver la terre ou de s’approprier les espaces dans lesquels ils sont retranchés. Violence, foi, communauté, solitude : dans ce monde où nous passons et perdons notre temps libre, des destins s’écrivent et de nouveaux accomplissements se dessinent.
La question cruciale du rapport entre réel et virtuel s’efface assez vite au profit d’une autre : quelle réalité s’écrit quand on est entièrement maître de son destin, même si c’est dans la fiction. Et c’est là que le documentaire parvient à ouvrir des horizons insoupçonnés. Car à l’effroi de certaines séquences (l’ouverture froide de ce pack mené par une femme dont la définition du « fun » laisse songeur) succède une galerie de portraits touchants, de voix dispersées à travers la planète, et réunies dans un environnement où autre chose pourrait arriver. Des rencontres, des croyances, une quête, un but à atteindre, ou la simple contemplation de pixels capables d’apaiser la soif de beauté, comme celui qui ravirait le randonneur dans le monde réel, ou le géomètre d’un musée face aux chefs-œuvres d’art. histoire. Le film s’intéresse peu aux combats, aux techniques de survie ou aux stratégies des joueurs : ce qui compte, c’est ce qui se joue à long terme, et la manière dont certains acteurs, explorateurs d’un monde qui leur est familier, dans lequel ils ont désormais un histoire et souvenirs. S’invente alors un nouveau rapport au virtuel, contemplatif et poétique : un couple raconte son rapport à la nature, et un promeneur solitaire devient un véritable philosophe dans une incroyable séquence au sein d’une grotte.
En suivant ces avatars, et en sortant en amont de l’exposition du dispositif documentaire, les réalisateurs parviennent à nous familiariser avec cet environnement. Nous n’assistons plus à une expérience sociologique, nous faisons partie d’une communauté, écoutons les autres et observons, en fin de compte, l’humanité aux prises avec les questions les plus fondamentales. Car l’immense réussite du film réside justement dans l’effacement de toutes les marques de facticité (du documentaire donc, mais aussi du tournage et du monde virtuel lui-même) pour entrer en contact avec l’authenticité. Si quelques séquences déchirent un peu le voile (indices sonores sur l’existence d’enfants, certaines évoquant leur pays, la pandémie, voire leur métier), l’intérêt n’est pas de montrer la réalité, mais de permettre à la vérité des êtres de s’épanouir au sein de cette univers fabriqué. Et pour cela, nous devons filmer ce monde comme une réalité : avec admiration et émerveillement, pour en révéler la beauté continue. Il en résulte une poésie singulière, un travail fantastique sur les lumières (séquences nocturnes éclairées par les torches des joueurs, nuits étoilées, contre-jours), la composition des plans (picturalité d’un paysage au premier plan dont la carcasse d’un voiture), le mouvement des « caméras » (fuir le groupe pour montrer la communauté en mouvement)… La formation aux Beaux-Arts des documentaristes se révèle dans chaque plan, au point d’exploiter les limites de la représentation ( le étrange danse prise avec une caméra subjective) ou les bugs de la matrice (une nage dans le ciel, une promenade sur l’eau) pour faire ressortir une poésie saisissante, dotée d’une force métaphorique aussi puissante que aléatoire.
Dans cet univers où un groupe d’acteurs entreprend une longue marche pour atteindre les limites du monde connu, l’hybridation confère à l’œuvre une force esthétique inattendue. L’éloge d’un amateur de jeux vidéo ; un film de cinéma dans un documentaire ; une quête philosophique dans un monde virtuel ; un confessionnal pour les avatars ; une rencontre émouvante avec la fragilité des êtres qui l’auront révélée à travers les masques qu’ils portent. Ou la définition même de l’art.