Le Québec, avec ses 950 fondations privées, bénéficie d’un régime fiscal parmi les plus généreux au monde. Les 15 fondations les plus riches redistribuent en moyenne 5 % de leur capital soit 43 % de leurs revenus, et voilà, elles sont fiscalement « charitables » et ne paient aucun impôt pour l’éternité. Alors qu’un vent d’austérité souffle sur la province, une question se pose : les Québécois profitent-ils du pacte fiscal conclu avec les fondateurs et leurs fondations ?
Publié hier à 16h00
Brigitte Alepin
Fiscaliste, professeur et auteur
Le fondateur d’une fondation privée peut bénéficier d’un crédit d’impôt allant jusqu’à 53 % sur ses dons. De plus, si ces dons sont effectués sous la forme de certains actifs spécifiques, comme des actions cotées en bourse, il peut également bénéficier d’une exonération totale d’impôt sur les plus-values. Quant à la fondation, elle échappe à toute forme d’impôt, y compris sur les revenus générés par ses investissements. Cette exonération contraste avec celle d’autres pays, comme les États-Unis, où les fondations sont soumises à l’impôt sur leurs revenus de placement.
Une association caritative figée dans le temps
En contrepartie de ces généreux dons fiscaux, la fondation est tenue de consacrer chaque année au moins 5 % de son capital à des fins caritatives, et ses dépenses opérationnelles sont prises en compte, à ce titre, comme dépenses caritatives.
Pourquoi 5% ? Car la plupart des grandes fondations sont conçues pour durer indéfiniment, conformément aux souhaits de leurs fondateurs. Ainsi, avec une exigence de dépenses caritatives de 5 %, seuls les revenus générés par le capital sont alloués à des actions caritatives, ce qui contribue à préserver l’intégrité du capital.
La Fondation Chagnon illustre bien cette dynamique : elle a débuté avec un don de 1,4 milliard de dollars en 2000, et son actif atteint 2,1 milliards de dollars au 31 décembre 2023. La situation est encore plus frappante avec la Fondation MasterCard, lancée en 2005 et qui dispose aujourd’hui d’actifs de près de 42 milliards de dollars. Grâce à un arrangement particulier avec l’Agence du revenu du Canada, elle a bénéficié d’une « pause caritative » de 15 ans – de 2007 à 2021 – qui lui a permis de reporter ses obligations de redistribution. Au cours de la même période, la Fondation MasterCard a consacré en moyenne 2,67 % de ses actifs à des fins caritatives, tandis que sa valeur totale a augmenté de manière impressionnante de 1 600 %.
Depuis les premières civilisations, l’humanité aspire à l’éternité, un idéal nourri par des structures durables. Dès l’Egypte ancienne, où la survie après la mort signifiait la construction de temples dédiés aux défunts, des structures financières étaient mises en place pour garantir leur préservation au fil des âges. Mais à l’époque, ce désir d’éternité n’était pas financé par les autres contribuables : la fiscalité des vivants ne servait pas à satisfaire les désirs d’immortalité des élites.
Le vrai problème de l’éternité est qu’il est difficile, voire impossible, d’être à la fois éternel et charitable. Autrement dit, si un organisme se limite à redistribuer 5 % de ses ressources pour préserver son capital à perpétuité, il ne peut prétendre être véritablement charitable. Et si 5 % suffisent pour mériter le titre de « charitable », cela voudrait dire qu’une grande proportion des contribuables québécois devraient également être considérés comme « charitables » aux fins fiscales, puisque leurs contributions sous forme de taxes, taxes à la consommation, taxe foncière et les cotisations sociales dépassent largement 5% de leur patrimoine.
-Quand les Québécois commenceront-ils à « gagner » ?
Dans le système fiscal actuel, les contribuables doivent attendre en moyenne 35 ans avant que les actions caritatives d’une fondation dépassent les avantages fiscaux dont elle et ses fondateurs bénéficient (calculés sur la base de la valeur actuelle). Pour les dons sous forme d’actions cotées en bourse – représentant environ 12 % des dons au Canada – cette période peut atteindre jusqu’à 100 ans.
Par exemple, depuis sa création en 2004, la Fondation Rossy a distribué environ 250 millions de dollars en dons, alors que le coût pour les finances publiques des avantages fiscaux accordés aux fondateurs et à la fondation s’élève à 345 millions de dollars. Ce montant pourrait être plus élevé si les dons avaient été faits sous forme d’actions de sociétés cotées, comme cela semble être le cas, car les formulaires soumis à l’Agence du revenu du Canada mentionnent des participations dans Dollarama. Il convient également de noter que ces formulaires révèlent que la fondation détient plusieurs participations dans des sociétés constituées aux îles Caïmans.
En résumé, ce sont en grande partie les contribuables qui financent la création et le fonctionnement de ces structures dites « caritatives », tandis que les fondateurs et leurs fondations profitent de leur influence en s’immisçant dans les affaires publiques, reçoivent des distinctions, comme des médailles, et font porter leur nom. associé à de nombreux bâtiments publics. Par exemple, le 9 janvier 2025, le Musée McCord Stewart a inauguré « l’Espace Fondation Rossy », qui comprend trois nouvelles salles, réalisées grâce à un don dont la valeur n’a pas été divulguée, tout comme le coût total du projet.
Les solutions
Les solutions sont simples : augmenter le pourcentage de distribution des fondations au-delà de 5 %, réduire progressivement les avantages fiscaux accordés aux fondateurs et introduire une forme de taxation sur les revenus des fondations.
Ces ajustements sont possibles, d’autant plus que les fondations peuvent difficilement menacer de s’exiler face à un resserrement budgétaire. Un déménagement pourrait entraîner la révocation de leur enregistrement et la distribution des actifs aux donataires éligibles (à l’exclusion des organisations étrangères).
Toutefois, une mesure clé pour garantir l’intégrité du système consiste à augmenter le nombre de contrôles fiscaux. Seulement 196 contrôles fiscaux ont été réalisés pour l’exercice financier 2023-2024, auprès de près de 86 000 organismes de bienfaisance au Canada. Les cadeaux fiscaux dont bénéficient ces organisations sont très importants et il est impératif d’intensifier les contrôles fiscaux afin d’éviter les abus et de garantir que les fondations remplissent véritablement leur mission sociale, et non leurs objectifs privés ou financiers.
Tant que les gouvernements continueront à tolérer ce système, l’écart entre la richesse privée accumulée dans les fondations et les besoins publics continuera de se creuser.