Depuis plus de 70 ans, il trône sur les tables des cantines et dans les placards des cuisines du monde entier. Picardie, le verre emblématique de Duralex, tire son nom de la région où sont basés les créateurs de la marque. C’est l’histoire du dimanche.
Belles histoires du dimanche
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C’est la boisson de la cantine depuis des décennies. Un verre de crustacés le mardi et du poisson pané le vendredi. Celui dont on regardait les fesses dès qu’on s’asseyait à table, en demandant une assiette à notre voisin”quel âge as-tu ?“Et dont le numéro désignait celui qui allait chercher une cruche d’eau ou du pain parce que”aujourd’hui, c’est le plus âgé qui y va. Valérie, on te promet que demain, ce sera le petit dernier…“
La Picardie est le verre rempli à ras bord de souvenirs d’enfance. Comme la Gigogne, huit ans plus âgée, c’est le modèle culte de Duralex. Choisi pour l’arrosage des écoliers car sa forme facilite la prise en main et il est particulièrement résistant. Son design immédiatement reconnaissable a été inventé en 1954. Il est né dans le Loiret, à La-Chapelle-Saint-Mesmin, près d’Orléans. Sur des machines qui n’ont pratiquement pas changé en 70 ans.
Neuf millions de fromages picards sortent des usines chaque année. Les fours produisent du verre fondu 24 heures sur 24. Ce jour-là, le modèle Saphir était en production. Teinté dans la masse à l’oxyde de cobalt, le verre passe du rouge incandescent au bleu nuit en quelques secondes.
Ahmed Terristi est chef d’équipe dans l’atelier de moulage de l’usine Duralex. Depuis plus de trente ans qu’il travaille à La Chapelle-Saint-Mesmin, il a vu passer des quantités astronomiques du célèbre gobelet à neuf faces dans les chaînes de production. Un design particulier que la Picardie doit à son moule. “C’est une boule de verre à 1 600°C qui tombe dans le moule et qui est ensuite pressée avec un poinçon pour donner la forme du verre, explique Ahmed. Le moule est ensuite fermé avec une autre pièce qui fera juste le bord du verre.“
“Un maximum de 136 clichés par minute peuvent être tirés. Cela signifie que nous produisons 136 verres par minute. Nous faisons cela sur la machine 13. C’est la production la plus rapide“, indique Marceau Hache, mécanicien à l’atelier de conditionnement.
Tout comme les autres modèles de la marque, le Picardie est réputé pour être très résistant. Et même quatre à cinq fois plus résistant que le verre normal. Et c’est parce que le verre est trempé. La technique de trempe a été inventée dans les années 1930 par la société Saint-Gobain. Il était destiné aux pare-brise et aux phares des voitures. Une fois sa forme donnée, le verre est chauffé jusqu’à ce qu’il soit proche de son point de ramollissement. Il est ensuite subitement soumis à un refroidissement rapide. Une technique qui a fait la renommée de Duralex et le prestige de l’entreprise.
Mais comment se fait-il que ce verre fabriqué à Orléans s’appelle Picardie ? Pour le savoir, il faut se rendre dans le Loir-et-Cher, où se trouvent les archives nationales du groupe Saint-Gobain : 360 ans d’histoire, soigneusement conservées sur neuf étages ! C’est ici que sont stockées toutes les publicités qui ont accompagné le lancement de Picardie dans les années 1950.
Car elle doit en effet son nom à la région où ses créateurs installèrent leur premier atelier de fabrication de verre en 1692 : la fabrique royale de miroirs et de glaces. “Elle fait référence à la région qui est le berceau du groupe Saint-Gobain puisqu’elle tire son nom de la ville de Saint-Gobain dans l’Aisne où l’usine fut implantée à la fin du XVIIème siècle.e siècle, » précise Anne Alonzo, directrice des archives Saint-Gobain. Saint-Gobain crée la marque Duralex en 1945 et lance le modèle Picardie en 1954 comme l’un de ses modèles phares.“
Duralex ne s’est pas toujours appelé ainsi. La première entreprise a été créée en 1927 à La Chapelle-Saint-Mesmin par un vinaigrier qui souhaitait fabriquer ses propres bocaux et bonbonnes. En 1934, Saint-Gobain, qui avait inventé le verre trempé peu auparavant, rachète la Société des verreries de La Chapelle-Saint-Mesmin pour produire des pièces en verre pour automobiles. Mais un autre débouché s’offre alors : la vaisselle. En 1945, le nom Duralex (qui vient de l’expression latine «Dura lex et lex“, la loi est dure mais c’est la loi) est déposée : l’usine de La Chapelle-Saint-Mesmin est donc exclusivement destinée à la production de gobelets en verre trempé. Le premier à sortir des chaînes de production l’année suivante, le Gigogne, connaît un succès immédiat en France et dans près de 120 pays.
Rebelote huit ans plus tard avec la Picardie. Au point que Saint-Gobain va rapidement le breveter dans le monde entier pour éviter toute contrefaçon.
D’un simple verre de ménagère, Picardie est devenu au fil des années un objet intemporel. Et une véritable icône du design. Pour le voir, rendez-vous au French Design, une galerie d’exposition parisienne. On y retrouve le designer Jean-Sébastien Blanc. En 2015, son agence a été choisie pour célébrer les 70 ans de Duralex. Avec pour mission de détourner la Picardie vers soixante-dix objets du quotidien : sablier, palette de peintre, mangeoire à oiseaux, tirelire, taille-crayon…
Des réinterprétations qui doivent beaucoup à la simplicité de la ligne Picardie. “Je ne sais pas si on pourra faire aussi bien que ce verre, admits Jean-Sébastien Blanc. C’est comme redessiner un couteau ou une fourchette : on peut toujours ajouter des fioritures autour et essayer de donner l’impression de faire quelque chose de nouveau mais ce sera toujours un couteau ou une fourchette. Et la Picardie, c’est l’essence même du verre. C’est très compliqué de rendre les choses plus justes. C’est l’exemple parfait de ce que nous cherchons à faire dans le design : nous rêvons de concevoir des objets comme ça, connus aussi dans le monde entier.“
Tellement connue que la Picardie est devenue un phénomène de pop culture. En juillet 1973, le photographe américain Joe Stevens l’immortalise entre les mains de David Bowie qui enregistre le célèbre album Pin-ups at the Château d’Hérouville in Val-d’Oise.
Et si la Picardie apparaît déjà dans de nombreux films français d’après-guerre, son succès l’emmènera à Hollywood. Il a pris feu en 2002 à la suite d’un toast porté par Daniel D. Lewis à Gangs de New York par Martin Scorsese. En 2008, Daniel Craig alias James Bond portait à ses lèvres l’idée de boire un whisky en Quantum de réconfort. Quatre ans plus tard, la Picardie ira même jusqu’à sauver la vie du plus célèbre espion du monde. Forte pluie :
Une réussite d’image qui cache les dernières décennies difficiles de la marque, digne d’un film à rebondissements. Car la fin des années 70 marque le début du déclin pour Duralex. Saint-Gobain vend l’entreprise en 1997 à un verrier italien. L’entreprise emploie alors un millier de salariés.
Une période sombre pour la marque commence alors. Dépôts de bilan, cessations de paiements et liquidations judiciaires se succèdent au même rythme que les actionnaires. Duralex n’est plus que l’ombre de ce qu’il était autrefois. Jusqu’à ce qu’au terme d’un énième redressement judiciaire, l’offre de rachat de la SCOP présentée par les 228 salariés soit acceptée par le tribunal de commerce. C’était le 26 juillet dernier. Le nouveau directeur général du site, François Marciano lance alors un appel : «J’invite tous les Français à acheter Duralex pour nous soutenir et assurer la survie de notre usine dans ces temps compliqués où l’économie est attaquée.», s’interroge-t-il dans la presse. Le lendemain, la France entière se pressait sur le site de la marque. Les achats augmentent alors de plus de 323 %. Duralex est submergé de commandes.
Mais se remettre complètement sur les rails prendra encore du temps : les premiers bénéfices de l’entreprise, qui appartient officiellement à ses salariés depuis le 1est Août 2024, sont attendus dans trois ans. Et la Picardie fait évidemment partie de la nouvelle stratégie commerciale. Pour conquérir de nouveaux marchés, il faut le rendre plus moderne, plus chic et plus fun aussi. Cela concerne la couleur : chrome pour le vert, sélénium pour le rose ou manganèse pour le violet. Et par de nouvelles dimensions.
“Chaque pays a ses propres habitudes de consommation. Les Américains vont s’intéresser davantage aux grandes contenances comme le 31 cl. En France, on est plutôt sur du 25 cl, nous montre Nicolas Rouffet, le directeur industriel de Duralex. On vend beaucoup au Proche et Moyen Orient le 16 cl qui sert à boire de l’eau mais aussi du thé. Nous travaillons à augmenter la capacité de la Picardie pour passer de 50 à 58,5 cl tout simplement pour la pinte de bière : actuellement, dans le 50, vous mettez vos 50 cl de bière et il n’y a plus de place pour la mousse. Et une bière sans mousse n’est pas une bière !“
Pour son 80e anniversaire l’année prochaine, Duralex souhaite concevoir un nouveau modèle en verre. Cela ne s’était pas produit depuis 1997. Parviendra-t-elle à éclipser la Picardie ? “Ça va être vraiment compliqué de détrôner la Picardie car elle reste l’icône mondiale. C’est au MoMA aux États-Unis. C’est dans tous les magazines de design. C’est toujours LE verre emblématique. Détrôner la Picardie sera très, très difficile, voire impossible“, avoue François Marciano.
Quel destin pour ce petit gobelet en verre devenu icône du design et qui doit son nom à un village de l’Aisne. Et nul ne sait qui l’a inventé en 1954. Un coup de génie anonyme grâce auquel le mot Picardie voyage dans le monde entier depuis plus de 70 ans.
Au fait, savez-vous d’où vient le chiffre au fond du verre ? C’est celui d’une des cinquante machines sur lesquelles sont produites les séries Picardie. Ce numéro facilite le contrôle qualité : si un verre présente un défaut, ceux de la même série sont facilement identifiables ainsi que la machine responsable.
Mais pour des millions d’écoliers, ce nombre reste et restera l’âge de celui qui devra se lever pour manger une portion de frites car «aujourd’hui, c’est le plus jeune qui y va. Oui, ben, on n’y peut rien si c’est toujours toi, Valérie…“