« Trump et Musk nous entraînent dans un glacial, dominé par l’IA »

« Trump et Musk nous entraînent dans un glacial, dominé par l’IA »
« Trump et Musk nous entraînent dans un monde glacial, dominé par l’IA »

Éric Sadin est un philosophe spécialisé dans la critique du numérique et de son . Ses nombreuses œuvres, dont La Siliconisation du Monde (2016), L’ère de l’individu tyran (2020) ou Vie spectrale (2023), abordent les conséquences de l’avènement des nouvelles technologies, notamment l’intelligence artificielle (IA), sur l’organisation de nos sociétés.

Reporterre — Le milliardaire Elon Musk a été nommé par Donald Trump au ministère de la « efficacité du gouvernement « . Qu’est-ce que cela révèle ?

Éric Sadin — Elon Musk incarne le mythe de l’entrepreneur visionnaire qui a saisi la vérité de son temps. Son visage n’est pas sans rappeler celui de John Galt, le héros de La grèvele célèbre roman d’Ayn Rand publié en 1957, devenu depuis la référence majeure du mouvement libertaire. John Galt est un ingénieur caractérisé par sa puissance inventive qui décide d’organiser une révolte des grands entrepreneurs contre l’inertie de l’État. Ensemble, ils menacent de cesser leur activité, affirmant que le pays finira alors par se retrouver exsangue. C’est exactement ce à quoi nous avons affaire avec Elon Musk : l’image d’un génie semblant désormais indispensable à la bonne santé économique de la nation. Donald Trump a récemment déclaré à son sujet : « C’est un super génie, il faut les protéger, nous n’en avons pas beaucoup. »

Quelle est l’idéologie derrière cette figure de « l’entrepreneur visionnaire » ?

Cette idéologie, à l’œuvre depuis une trentaine d’années dans la Silicon Valley, repose sur le postulat selon lequel Dieu n’a pas achevé la création. Le monde est plein de défauts et l’humain étant foncièrement imparfait, il en est le premier vecteur. Cependant, un miracle est en train de se produire : les technologies dites de « l’exponentielle »qui sont destinés à racheter toutes nos insuffisances. C’est là que l’intelligence artificielle donne corps à ce projet, en réalisant un nombre toujours croissant de tâches infiniment plus rapides, supposément plus fiables et à moindre coût.

L’être humain est alors appelé à être évacué des affaires qui le concernent, pour être réduit à n’être qu’une cible continuellement commerciale, assaillie par des offres automatisées et hyperpersonnalisées. Voyons-nous un antihumanisme radical à l’œuvre ? ? Celui qui cherche à établir une société hygiéniste, libre de tous défauts, et une marchandisation intégrale de la vie.

Comment cette idéologie prônée par Elon Musk et la Silicon Valley trouve-t-elle un écho auprès de Donald Trump ? ?

Trump et Musk se retrouvent dans une sorte d’iconoclasme radical et décomplexé. Leur point commun est le refus des intermédiaires, des autorités centrales, censées être facteurs d’inertie. C’est pourquoi Musk est rapidement devenu fan des cryptomonnaies, avec pour objectif de se débarrasser de tous les liens régulant la valeur. Du côté de Trump, les intermédiaires sont l’État fédéral, Washington, les institutions, ce qu’on appelle « État profond »et les élites qu’il entend renverser, au profit d’un lien plus direct avec les Américains. C’est aussi le fantasme d’une transparence parfaite.

« Un monde glacé, vidé de ses corps »

On parle d’éventuels conflits d’intérêts, des contrats publics d’Elon Musk, de son cours de bourse qui a augmenté depuis l’élection de Trump… Ce n’est pas le plus important. Ce qui compte c’est qu’ils trouvent dans cette alliance la certitude que leur vision du monde s’appliquera sans aucune limite.

Concrètement, que compte faire Elon Musk à ce poste de « efficacité du gouvernement » ?

Je donnerais un autre nom à ce poste : celui de « automatisation des affaires publiques ». Il existe aujourd’hui des systèmes d’intelligence artificielle capables de gérer un grand nombre de dossiers administratifs et publics, à tel point qu’on n’a plus besoin d’autant d’humains dans ces domaines. Elon Musk risque de prendre la hache. Et cela s’appuiera sur un levier principal : l’automatisation viaIA. Les systèmes remplaceront les humains.

Le paradoxe est qu’en voulant éradiquer la bureaucratie, on se retrouve avec des effets d’hyperbureaucratie, semblables aux histoires kafkaïennes, où personne ne sait où sont les interlocuteurs. On imagine que leIA ça va rendre les choses plus fluides, en réalité c’est le contraire ! Ce sera le règne de « technocratie algorithmique ». Un monde glacé, vidé de ses corps.

Dans une interview accordée à Monde en 2020, vous avez déclaré : « Il est probable qu’un nouveau type de fascisme émergera dans les années post-coronavirus. » En sommes-nous arrivés là ?

Les dictateurs entendent consolider leur pouvoir en muselant et en contrôlant les populations. Il ne s’agit pas de cela. Ce n’est pas « grand frère » ou le « crédit social » Chinois. D’un autre côté, ce qui s’en vient, c’est le bannissement des humains des choses qui les concernent. C’est ce que j’ai appelé La silicolonisation du monde le « totalitarisme numérique doux »à savoir que les algorithmes prévalent sur les humains dans l’organisation de la société. C’est la fin de la politique.

De plus, en encourageant l’automatisation des affaires humaines, le monde politique scie la branche sur laquelle il est assis. ! Les États-Unis sont le signe avant-coureur d’une situation qui, à terme, deviendra mondiale.

Où en sommes-nous en ? ?

Cette automatisation est en vigueur depuis une dizaine d’années en France. Le fait que le ministre de la Fonction publique Guillaume Kasbarian se soit félicité de la nomination d’Elon Musk n’est pas anodin. Le projet porté par Emmanuel Macron est exactement le même que celui de Musk et Trump, mais à la française, c’est-à-dire un cran en dessous. Il a tweeté pour se réjouir de l’implantation d’un bureau à Paris du géant deIA génératif, OpenAI.

Macron est adepte du technopositivisme, qui a pour ennemi l’inertie, et doit conduire vers un monde conçu comme une horloge parfaitement réglée. Il fait également honte aux organismes intermédiaires, censés empêcher la rapidité et l’efficacité de l’action…

« Il suffit d’ouvrir le capot de sa Tesla pour constater que c’est de la BS totale »

Cette idéologie est déjà à l’œuvre dans la plupart des démocraties libérales, à la différence près qu’elle n’est pas encore radicale. Avec Trump et Musk, ce projet prendra forme de manière totalement décomplexée.

Quels effets cela aura-t-il sur l’environnement ?

Les technologies numériques, encore plus d’intelligence artificielle et IA génératives, entraînent des conséquences énergétiques gigantesques. Le besoin en électricité est tel qu’Amazon et autres Big Tech comptent alimenter leurs serveurs avec de petits réacteurs nucléaires. Il existe une forme de dissonance cognitive inquiétante, d’une part, avec la question écologique de plus en plus présente et, de l’autre, l’utilisation toujours plus poussée des systèmes numériques par des milliards d’individus.

Elon Musk est-il également dans cette dissonance cognitive ? ?

Oui, comme tous les gourous du numérique. Prenez sa voiture électrique soi-disant respectueuse du climat. Il suffit d’ouvrir le capot de sa Tesla pour constater que c’est de la BS totale ! En réalité, ses véhicules sont aux antipodes de l’écologie. Ils favoriseront les transports, et le recyclage des batteries n’est pas encore possible. Le pragmatisme écologique consisterait simplement à ne pas concevoir une voiture ou une fusée, mais à travailler en commun sur d’autres formes d’organisation – véritablement vertueuses et écologiques.

« Interviewons les employés des entrepôts Amazon »

Il y a quelques années, les grands patrons de la Silicon Valley se disaient préoccupés par la question climatique, et soutenaient plutôt le camp démocrate…

Nous sommes naïfs. Nous prêtons beaucoup trop attention à ce que disent ces gens. Regardez la place qu’ils ont dans la presse, ces entrepreneurs et ingénieurs du numérique : c’est outrageusement important ! Ce ne sont pas leurs discours qu’il faut écouter, il faut observer les conséquences de leurs systèmes. Ce ne sont pas eux qu’il faut interroger dans les médias : mais ceux qui subissent les conséquences de leurs actes.

Allons interviewer les employés des entrepôts d’Amazon, oùIA instaurer des méthodes managériales indignes, réduisant les humains à des robots de chair et de sang. Allons interviewer les enseignants des écoles publiques qui subissent de plein fouet les effets de la digitalisation forcée. Allons voir à l’hôpital public la mise en place des systèmesIA qui coûtent une fortune et ne servent à rien, alors qu’on s’est rendu compte pendant le Covid que ce n’était pas le casIA dont nous avions besoin, mais du personnel et des équipements de base, des respirateurs, etc. En faisant cela, nous aurions une compréhension complètement différente des phénomènes et la société serait plus transparente envers elle-même.

Aujourd’hui, le discours d’Elon Musk flirte avec le climato-scepticisme. Comment expliquer ce revirement ?

Selon lui, ceux qui travaillent sur les questions environnementales se perdent dans d’interminables négociations, aboutissant à des projets d’accords, comme ceux du FLICce qui n’avancerait rien. Tout cela peut donner l’impression d’être laborieux et surtout élitiste. Pour Musk, c’est une aubaine ! Cela lui permet de dire : « Nous allons faire de la vraie écologie. Les systèmes résoudront la crise climatique. » En d’autres termes, la solution viendra de la technologie : fini les discussions, les contradictions, la pluralité des points de vue, qui ne sont qu’une perte de temps et des dépenses inutiles.

Quelles alternatives à la vision d’Elon Musk pouvons-nous proposer ?

La solution est de s’impliquer dans les sujets qui nous concernent. Il s’agit d’un projet de société : que chacun ait la chance de vivre selon d’autres modes d’existence, plus vertueux, s’il le souhaite. Avec des relations plus équitables entre les êtres, et l’utilisation de matériaux qui ne violent pas la biosphère.

Il faudrait pouvoir expérimenter des modes d’organisation — via la constitution de collectifs — dans les soins, l’éducation, l’artisanat, l’architecture… Pour l’instant, ces expériences sont marginales, presque héroïques. Les pouvoirs publics devraient soutenir ces projets, afin qu’ils puissent se propager ! C’est ce que j’appelle le « printemps des collectifs ».

Je ne vois pas d’autre solution que de défendre le vivant. Celui des éléments, mais aussi ce qui est en nous et qui ne demande qu’à s’épanouir. Appelons cela un désir de vie puissant et joyeux ; contre la pulsion de mort qui, aujourd’hui, semble être devenue notre monnaie par trop commune.

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