Commentaire
La guerre en Ukraine est aussi une guerre linguistique. La capitale du pays s’appelle en réalité « Kyiv ». Mais attention, les mêmes dangers menacent que dans le débat sur le genre.
Julian Schütt / ch médias
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Depuis plusieurs jours, les grands médias germanophones n’appellent plus Kiev, la capitale ukrainienne. Le temps et Le miroir ont fait savoir qu’à l’avenir ils préféreraient parler de « Kiev ». La prononciation est un défi pour une mâchoire normale : dites quelque chose comme « Kü-jiv ».
Faut-il y voir une manière de se rééduquer au politiquement correct ? La réalité semble plus compliquée que cela. Depuis l’indépendance du pays en 1991, sa langue officielle est l’ukrainien. Et la capitale s’appelle depuis Київ, Kyiv en anglais et Kyiv en français. Kiev, comme on l’appelle souvent, correspond phonétiquement au nom russe de la ville, explique le Spiegel.
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Une expression soudaine du dictionnaire de l’inhumain
En optant pour « kyiv », nous adoptons donc, bon gré mal gré, le langage de domination des belligérants russes, dont l’objectif reste de détruire l’indépendance de l’Ukraine. Le Kremlin mène sa guerre sur tous les fronts, y compris linguistique. Il cherche donc également à créer une barrière à la langue ukrainienne.
Le gouvernement de Volodymyr Zelensky veut donc nous faire comprendre que « kyiv » est une expression tirée du dictionnaire du maléfique Poutine. Depuis au moins 1995, le pays encourage l’utilisation de l’écriture ukrainienne. Apparemment, de nombreux Ukrainiens considèrent depuis lors l’utilisation du nom Kiev comme une profession de foi pro-russe.
Différence discrète
L’ONU a officiellement adopté la version ukrainienne en 2012. En 2019, trois ans avant l’invasion russe, le ministère ukrainien des Affaires étrangères est passé à l’offensive avec la campagne en ligne « #KyivNotKiev ».
Des médias comme Reuters, CNN, BBC, New York Timesle Tuteur ou le Journal de Wall Street emboîté le pas. Dans l’espace germanophone, les choses commencent tout juste à bouger, peut-être parce que l’orthographe allemande Kyjiw divise les langues, contrairement à l’orthographe anglaise Kyiv. Dans la francophonie, même combat, la nouvelle orthographe prend peu le pas sur l’ancienne : le journal français Libération utilise Kyiv, tout comme Euronews ou La presse au Canada francophone. Mais ces médias sont largement des exceptions.
En Suisse, le NZZ ne suit pas le mouvement pour le moment. L’expert de l’Europe de l’Est, Ulrich Schmid, souligne que la différence entre la prononciation russe et ukrainienne n’est en réalité pas très marquée.
En russe aussi, le « e » non accentué devient un « i » prononcé. En revanche, en ukrainien, le « K » s’articule dans la gorge, tandis qu’en russe, il se prononce cinq centimètres plus en avant dans la cavité buccale.
Une dissonance avant tout symbolique
Le temps plaide néanmoins pour le changement, ne serait-ce que par solidarité, car L’Ukraine lutte jour après jour contre « l’anéantissement de sa souveraineté » et sa culture, et surtout contre l’effacement de sa langue.
Même si l’argument est audible, il concerne néanmoins une bonne part de politique symbolique. Ce à quoi le pays attaqué doit réellement résister, c’est l’argent et les armes. Les reportages sur la guerre doivent également rester aussi clairs que possible et exempts d’embûches verbales, comme c’est le cas de « Kiev ».
Dans ce conflit, dans lequel les usines de trolls russes et leurs filiales diffusent la propagande de Poutine, il est justement important de ne pas se laisser distraire par des éléments linguistiques secondaires. Cela reviendrait à faire le jeu du leader du Kremlin. Les propagandistes de cette dernière tentent de nous faire perdre de vue qui a poussé l’Ukraine à cette terrible guerre.
Certains débats récents sur le genre et le wokisme ont montré qu’il est trop facile de se concentrer uniquement sur les mots au lieu de considérer les véritables problèmes qui les sous-tendent. Cela doit absolument être évité dans le cadre de la guerre en Ukraine. Il serait trop préjudiciable de qualifier de pro-russe un média qui continue d’utiliser Kiev au lieu de l’imprononçable Kiev.
Traduit de l’allemand par Valentine Zenker
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