Les femmes marocaines dépossédées du marché de l’huile d’argan par une multinationale française

Région d’Agadir (Maroc), rapport

“ C’est la chasse ! Chasse économique ! » s’exclame Saïd [1] dans un grand éclat de rire, pour ne pas pleurer. Dirigeant d’une société marocaine d’extraction d’huile d’argan, l’homme a requis l’anonymat pour pouvoir s’exprimer librement sur le concours. Produit traditionnel au Maroc, découvert en France et dans le monde dans les années 1990 pour ses vertus curatives et cosmétiques, l’huile d’argan a depuis fait fortune aux marques de cosmétiques européennes et américaines.

La réputation de l’huile, à l’étranger comme au Maroc, est étroitement liée à l’image romantique des coopératives où les femmes, assises sur des tapis, broient les noyaux d’arganier à la main avec des moulins en pierre, au son de chants traditionnels envoûtants. Loin de ces clichés, c’est aujourd’hui une multinationale française, Olvea, qui possède près de 70 % du marché, alors que les 621 coopératives du secteur se vident inexorablement.

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© Louise Allain / Reporterre

Entre 2008 et 2013, les parts de marché du secteur coopératif et du secteur privé se sont inversées, selon Lucie Polline, auteure d’un rapport de mission professionnelle, à SupAgro Montpellier, en 2018. “ Les coopératives de production pétrolière ont maintenu leur volume de pétrole à environ 240 tonnes, ce qui représente 80 % des exportations en 2008, mais seulement 18 % en 2018 [les dernières données disponibles]. Le secteur privé est devenu dominant, principalement avec l’arrivée d’un acteur international, concomitante à l’augmentation des volumes », elle explique. Cet acteur dominant est Olvea.

Plateau des exportations

La part de marché croissante des constructeurs, dont le groupe français, a longtemps posé peu de difficultés dans un marché en croissance, mais, en 2015, la courbe a commencé à s’infléchir. Depuis, les exportations plafonnent : 1 202 tonnes ont été exportées en 2021, selon l’Agence nationale pour le développement des zones oasiennes et de l’arganier, contre 1 348 tonnes en 2019. Les limites de la forêt — près de 800 000 hectares entre Essaouira et Agadir , sur la côte atlantique du Maroc — ont-ils été atteints ?

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Au-dessus d’Agadir, l’arganraie, encore intacte, seulement touchée par la sécheresse, s’étend sur les collines du bord de mer.
© Julie Chaudier / Reporterre

Jaugeage, surpâturage, culture intensive au milieu de l’arganeraie, réduisent chaque jour un peu plus ses capacités. Et la sécheresse accrue qui accompagne le réchauffement climatique ne laisse aucun répit aux arbres. Cela prive également de pâturage les troupeaux de chameaux qui voyagent habituellement plus au sud. Leurs bergers les guident ensuite vers l’arganaiière, où ils causent de terribles dégâts en arrachant les branches avec leurs puissantes mâchoires.

La chaleur a également favorisé la culture intensive de fruits et légumes. D’immenses serres et champs clôturés traversent de toutes parts les arganiers de la région d’Agadir et abaissent le niveau des nappes phréatiques, poussant les arganiers à chercher l’eau toujours plus profondément.

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De nombreux arganiers sont morts à cause de la sécheresse exceptionnelle de ces dernières années. Au sol, les tuyaux noirs témoignent de l’activité agricole intensive qui dégrade également la forêt dans la région d’Agadir.
© Julie Chaudier / Reporterre

Dans ce paysage, les différents producteurs d’huile d’argan se disputent une ressource structurellement limitée et de plus en plus rare : les fruits de l’arganier. “ Suite à la croissance exponentielle du marché international de l’huile d’argan, les femmes sont de plus en plus confrontées à de nouveaux acteurs qui collectent la ressource et se coordonnent avec des entreprises nationales ou internationales. »explique Bernadette Montanari, ethnobotaniste au Centre de recherche en anthropologie de l’Université de Lisbonne, dans un article publié dans la revue scientifique Écologie humaine en novembre 2023.

“ Les femmes ont perdu la bataille pour le contrôle de la ressource »

Dans cette dégradation des conditions de production, le Covid-19 a marqué un tournant. “ Depuis, les forêts d’arganiers de la région sont occupées par des cueilleurs illégaux : les femmes sont de plus en plus attaquées lorsqu’elles se rendent en forêt. Face à ce nouveau réseau d’intermédiaires, ils ont perdu la bataille du contrôle de la ressource à la Source. »ajoute Bernadette Montanari.

En 2020, “ pendant le confinement, tout le monde a arrêté de travailler. Quand nous sommes sortis, il n’y avait plus d’affiyach [fruits d’arganiers] dans la foret. On ne sait pas qui est venu récolter tous les fruits sans respecter la levée de l’agdal [repos biologique]qui est fixé par les autorités locales et qui détermine le début des vendanges »déclare Jamila Idbourrous, directrice de l’Union des coopératives féminines de l’Arganeraie (UFCA).

Si les fruits ont disparu de la forêt en 2020, il en restait encore dans les souks, les marchés locaux hebdomadaires de la région. “ Mais après le confinement, leur prix au kilo a plus que triplé. Les femmes des coopératives ne travaillaient pas depuis quatre mois et n’avaient pas de liquidités. Ils ne pouvaient pas acheter des fruits aussi chers, alors ils ont perdu leurs clients », explique, très en colère, Zoubida Charrouf. Professeur au département de chimie de l’Université Mohammed V de Rabat, elle a été à l’origine de l’identification scientifique des vertus de l’huile d’argan et de la création des toutes premières coopératives féminines dans les années 1990. .

“ Dans cette crise, nous avons réussi à conserver un client sur trois »

Depuis, les prix n’ont pas baissé, les fruits restant encore rares en raison des nouvelles conditions bioclimatiques et, lorsqu’il y en a, ce sont des cueilleurs illégaux ou des hommes des villages qui les cueillent à la place des femmes. Des dizaines de coopératives féminines d’arganier ont donc fermé leurs portes, les autres survivent dans l’espoir de jours meilleurs.

“ L’UFCA compte dix-huit coopératives de douze à quatre-vingt-sept femmes chacune. Neuf ont arrêté leur activité faute de matières premières. Dans cette crise, nous avons réussi à conserver un client sur trois »explique Jamila Idbourrous.

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Dans une coopérative d’huile d’argan à Ameskroud, canettes et flacons témoignent des happy hours d’activité. Aujourd’hui, ils sont tous vides.
© Julie Chaudier / Reporterre

Entre Taroudant et Ameskroud, à une quarantaine de kilomètres à l’est d’Agadir, dans les locaux de la coopérative Igbar, quatre femmes âgées, assises sur des tapis, retirent la pulpe séchée des fruits de l’arganier avec des noyaux. “ Nous produirons 10 litres pour deux clients à l’étranger », explique Fatima El Mehni, présidente de la coopérative. Aujourd’hui, l’espace de stockage est vide.

“ Avant, on produisait 3 000 litres par mois ; aujourd’hui, moins de 50 litres. Il y a si peu de travail que nous organisons un système de rotation pour le trituration : nous appelons quatre femmes, puis quatre autres, sur les cinquante-quatre membres de la coopérative. »dit son président.

Les coopératives deviennent sous-traitantes

Pourtant, dans la région de Sidi Ifni et Guelmim, au sud d’Agadir, des coopératives dédiées uniquement au concassage ont été créées en nombre récemment, preuve que l’activité perdure, mais qu’elle est passée un peu plus entre les mains de grands industriels. Ces derniers ont longtemps sous-traité le broyage des noix d’arganier, seule étape de production à échapper encore à la mécanisation.

Certaines coopératives acceptent 30 dirhams (3 euros) pour broyer un kilo de fruits d’arganier quand des femmes isolées reçoivent entre 10 et 30 dirhams (1 à 3 euros) pour le même travail, soit une demi-journée d’aussi beaux gestes. que répétitif. Excepté, “ aujourd’hui, toutes les coopératives ont des contrats avec Les Domaines, Top Agri, Olvea…dit Rachida [2]président d’une autre coopérative de la région d’Ameskroud. Nous sommes devenus des coopératives de services. Ils nous apportent les fruits et nous effectuons uniquement le broyage pour Olvea. »

Cette femme d’une quarantaine d’années a tout misé sur sa coopérative, lancée au plus fort du succès de l’arganier, en 2012. Elle erre aujourd’hui en larmes dans le petit ryad qu’elle a fait construire pour le refuge. Il est désormais vide.


Olvea : de l’huile de poisson à l’huile d’argan

Fondée en 1929, à Fécamp (Seine-Maritime), la multinationale française Olvea s’est d’abord développée grâce à la pêche à la morue au large de Terre-Neuve et du Groenland, en fabriquant de l’huile de poisson. En 2005, elle ouvre une première filiale à Agadir, dont les eaux sont riches en sardines. Deux ans plus tard, suite à l’arrivée dans le groupe familial de Caroline Mayaud-Daudruy, arrière-petite-fille du fondateur, une unité d’extraction d’huile d’argan, Marogania, est construite sur le site. de l’usine d’Agadir. L’ensemble s’appelle désormais Olvea Maroc.

 
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