« Deux clans émergent »

« Deux clans émergent »
« Deux clans émergent »

Dans les coulisses du petit écran, le sujet est aussi tabou qu’inévitable : la société de Pierre Karl Péladeau tente de s’implanter dans le plus grand nombre de maisons de production possible.

Actuellement, Quebecor a acquis des actions minoritaires dans cinq entreprises de contenu télévisuel, soit ComediHa! (2018), Pixcom (2021), Déferlantes (2022), Fair-Play (février 2024) et Attraction (mars 2024). Le plus grand diffuseur au Québec s’est montré intéressé par l’actionnariat d’au moins quatre sociétés de production, apprend-on - provenant de sources impliquées dans les discussions.

« Mais est-ce la solution aux problèmes des radiodiffuseurs ? », demande un producteur, faisant référence à la domination du géant québécois. « Est-ce normal qu’un groupe de médias mette la main sur autant de maisons de production ? La vérité est que c’est mauvais pour la démocratie, les artistes, les syndicats et les entrepreneurs. »

Interrogé par - Concernant la stratégie d’acquisition du Groupe Quebecor, en marge de l’assemblée annuelle de l’entreprise, son président et chef de la direction, Pierre Karl Péladeau, a répondu : « Établir des partenariats avec des sociétés de production, c’est ce que nous souhaitons. Nous en avons partout dans nos activités. Je ne vois pas pourquoi nous ne l’aurions pas à la télévision. Bien au contraire. Et nous voulons continuer à bâtir une industrie télévisuelle forte ici au Québec et c’est certainement en ajoutant de la capacité financière que nous pourrons poursuivre cette activité. »

Quebecor nous a dirigé vers cette réponse suite à notre demande d’entrevue.

Concurrence avec Bell

Bell Média, qui possède notamment Noovo et Crave, s’est également lancée dans la production indépendante. L’entreprise de télécommunications a acquis des parts minoritaires de Sphère Média en mai 2023. Cette acquisition a été réalisée en réaction à la stratégie de Quebecor, selon nos informations. Bell a refusé notre demande d’entrevue pour ce rapport.

«On se retrouvera avec Bell qui a ses partenaires et Quebecor qui a ses partenaires, le bleu contre le jaune, avec chacun son studio», prévient le producteur Louis Morissette. Les grands perdants dans tout cela seront les créateurs, les réalisateurs, les scénaristes. »

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PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES -

Louis Morissette, président de KOTV

Les grandes idées que nous avions, que nous avons pu exporter au fil des années, étaient liées à une prise de risque. C’est la première affaire qui va exploser.

Louis Morissette, président de KOTV

Le président de KOTV, qui n’a aucun lien d’affaires avec Quebecor, est le seul producteur à avoir accepté d’être nommé dans ce rapport. Mais son discours a rallié les dirigeants d’au moins six autres sociétés de production avec qui nous avons parlé en échange de l’anonymat pour ne pas nuire à leur entreprise ou à leurs salariés. «Comme je suis interdit par Quebecor depuis 20 ans, je suis le seul à avoir cette liberté», a déclaré M. Morissette.

L’homme d’affaires craint qu’une « concurrence interne » ne s’installe entre les maisons de production copropriétés par Quebecor et n’entraîne une baisse de tous les budgets, au détriment des artisans, des artistes et des téléspectateurs.

L’un des producteurs interrogés va plus loin : la situation actuelle pourrait effectivement conduire à « l’effondrement de la production indépendante au Québec ».

« Les producteurs totalement indépendants ont peu de chances de réaliser des ventes [d’importance] au groupe Quebecor, estime-t-il. Avec Bell, deux clans se dessinent et si on laisse faire, c’est la fin pour nous. »

Les huit émissions les plus regardées à TVA sont produites soit par des entreprises partenaires (positions 1 à 6), soit à l’interne (positions 7 et 8).

Un autre producteur craint aussi que les petites boites soient sacrifiées dans cette « guerre des titans ».

S’il ne reste que Radio-Canada, Séries Plus et Télé-Québec [à qui faire des offres] dans la fiction, cela devient une supérette. Cela vaudra-t-il la peine de conserver des sociétés de production indépendantes ? Je ne sais pas.

Un producteur

« Ce qui est étrange, c’est que Bell et Vidéotron commencent à se comporter comme des studios de Los Angeles, poursuit-elle. Pour qu’un studio décide d’avoir ses propres producteurs et de passer des commandes, cela a du sens lorsqu’il s’agit d’un financement privé. Ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Mais ici, l’argent est public. C’est un gros problème. »

Les maisons de production indépendantes, contrairement aux diffuseurs qui développent leurs contenus en interne, bénéficient d’un crédit d’impôt provincial administré par la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC)⁠. Cette aide a été mise en place par le gouvernement du Québec pour stimuler la production québécoise en termes de volume, de diversité et de qualité.

Le crédit d’impôt réduit la facture des projets télévisuels d’environ 15 % en moyenne, alors que l’ensemble du soutien public est estimé à 40 % des dépenses, indique l’Observatoire de la culture et des communications du Québec.

Le ministre de la Culture et des Communications du Québec, Mathieu Lacombe, invite les diffuseurs qui investissent dans la production indépendante à être « prudents », puisque « les règles [de financement] pourrait changer au cours des prochaines années », a-t-il déclaré - (voir autre texte).

Des choix logiques

La TVA n’est pas éligible au crédit d’impôt de la SODEC. Le réseau a complètement abandonné sa production interne de contenu de divertissement en novembre 2023. Le diffuseur a choisi Déferlantes – détenue en partie par Quebecor – pour reprendre l’émission. Le tricheur. Dans un communiqué publié en mars dernier, la chaîne expliquait avoir fait son choix « à l’issue d’un processus de sélection rigoureux », enthousiasmée par « des idées innovantes pour à la fois renouveler l’émission et préserver son essence ».

Une boîte indépendante de Longueuil, Blimp Télé, a hérité de la production de VLOG.

Très récemment, TVA a annoncé avoir choisi, à la suite d’un « processus de sélection motivée », la maison de production Fair-Play – dont elle est copropriétaire depuis plusieurs mois – pour reprendre la populaire émission La poule aux oeufs d’or.

En août 2023, le réseau Quebecor a demandé un changement de producteur du Monde à l’envers après que la société en charge du plateau animé par Stéphan Bureau, Sphère, ait été en partie rachetée par Bell.

Des décisions qui illustrent, selon plusieurs producteurs, la politique à sens unique de Quebecor : ses entreprises partenaires sont libres de soumettre leurs projets à d’autres diffuseurs, mais ses portes s’ouvrent rarement aux maisons de production dans lesquelles elle n’a pas d’intérêts.

«Il n’y a aucune chance que j’aie un jour un quotidien avec TVA», note une Source de production qui fait parfois affaire avec la chaîne la plus regardée au Québec – TVA détient à elle seule le quart des parts de marché. «Les grandes séries à fort chiffre d’affaires et à fort chiffre d’affaires vont directement aux sociétés de production dont Québecor est déjà actionnaire. »

«Je ne vois pas pourquoi Quebecor ferait un feuilleton avec moi plutôt que de le faire avec Pixcom», explique un autre vétéran de la production. « Cela lui rapportera de l’argent, il maîtrisera les coûts et il imposera sa vision. Avec moi, ce sera plus difficile. »

Quebecor est le « bénéficiaire ultime » des cinq maisons de production dans lesquelles elle a investi, c’est-à-dire qu’elle détient au moins 25 % des droits de vote et de la valeur marchande, selon le Registre des entreprises du Québec.

Acquisition et réciprocité

Selon le président-directeur général de l’Institut sur la gouvernance, François Dauphin, il est évident qu’une entreprise qui acquiert des actions, même minoritaires, dans une société de production doit y trouver un intérêt.

«Dès qu’il y a une injection de capital, il doit y avoir une certaine réciprocité, qu’il s’agisse d’un droit de premier regard, de la présence d’administrateurs au conseil d’administration ou d’autres formes d’avantages. Tout cela est négocié de gré à gré dans la convention d’actionnaires», explique M. Dauphin.

Lors du dernier congrès annuel de l’Association québécoise de la production média (AQPM), qui compte environ 200 membres, la modératrice Catalina Briceño a posé la question à Olivier Aghaby, directeur des séries de fiction originales, Quebecor Contenu. Evoquant le rachat de parts minoritaires d’Attraction, elle lui a demandé : « Est-ce une autre forme de collaboration commerciale que l’on risque de voir se développer ? »

“C’est sûr que c’est une façon de faire”, répond Olivier Aghaby. Nous mesurons le succès à la qualité des relations que nous entretenons avec les producteurs. Ce rapport nous permet d’accélérer le processus, d’arriver plus rapidement avec des projets à vendre. Le succès, pour nous, ce n’est pas un phénomène culturel de temps en temps, c’est la répétition des affaires avec nos partenaires. »

Malgré les ententes conclues avec des maisons de production privées, Olivier Aghaby a tout de même indiqué vouloir « avoir le même type d’échanges avec d’autres producteurs qui ont une expertise » intéressant Quebecor. Lorsque Catalina Briceño a suggéré : « Il n’y a donc pas de traitement de faveur… », des ricanements ont éclaté dans la salle.

Il faut cependant se mettre à la place des diffuseurs, estiment au moins deux producteurs indépendants.

«Ils ont d’énormes pertes de revenus», nous confie l’un d’eux, qui n’exclut pas de se joindre à Quebecor s’ils n’ont pas le choix. Malgré les bonnes notes, les annonceurs quittent le navire. Les revenus d’abonnement aux chaînes spécialisées sont également en baisse, ils cherchent donc des moyens de rentabiliser leurs opérations et l’une des solutions consiste à intégrer verticalement tous les services. L’impact est que cela affaiblit la production privée, mais s’ils ne le font pas, il n’y aura peut-être même pas de télévision ! C’est le contexte. »

« Nous gérons notre entreprise en toute indépendance »

Sans commenter la domination de Quebecor et Bell dans le secteur audiovisuel, au moins deux des six maisons de production associées à l’un des deux groupes assurent être indépendantes dans leurs relations d’affaires avec leurs actionnaires. .

Selon le président de Déferlantes, Benoit Clermont, le partenariat de sa maison de production avec Quebecor n’est pas un partenariat exclusif.

Rien ne m’empêche de travailler avec d’autres diffuseurs. TVA n’a pas de droit de regard sur les projets que nous pitchons ailleurs, nous avons une indépendance garantie par notre convention d’actionnaires et, à l’inverse, TVA ne nous garantit pas un volume de travail.

Benoit Clermont, président de Déferlantes

Benoit Clermont évoque une « relation de proximité et de confiance » entre les deux entités, à l’image de celle qui peut exister entre Radio-Canada et Aetios pour ses quotidiens ou A Media pour ses Au revoir.

« Mon associé Charles Lafortune et moi sommes les actionnaires majoritaires, contrôlants et de fait », a écrit le président de Pixcom, Nicola Merola, dans un courriel envoyé à -. « Nous gérons notre entreprise en toute indépendance et avons une approche dynamique qui nous permet de collaborer avec une multitude de partenaires, ici et partout dans le monde. »

M. Merola explique que Pixcom a eu trois actionnaires minoritaires au cours de ses 36 années d’existence et qu’elle travaille maintenant avec 12 diffuseurs au Québec, au Canada anglais, aux États-Unis et en France.

Il est courant partout dans le monde que les radiodiffuseurs investissent dans des sociétés de production, souligne-t-il. « Ce que font Bell et Quebecor au Québec, c’est aussi une manière d’empêcher les intérêts étrangers de prendre des participations dans nos entreprises locales et de tenter de contrer la concurrence étrangère dans notre environnement médiatique en constante évolution. »

Les quatre autres maisons de production acquises en partie par Quebecor n’ont pas accepté notre demande d’entrevue.

 
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