Poste littéraire KS. Ep 33. « Les cahiers d’El-Razi », d’Aymen Daboussi, ou les mémoires d’un psychiatre tunisien

Poste littéraire KS. Ep 33. « Les cahiers d’El-Razi », d’Aymen Daboussi, ou les mémoires d’un psychiatre tunisien
Poste littéraire KS. Ep 33. « Les cahiers d’El-Razi », d’Aymen Daboussi, ou les mémoires d’un psychiatre tunisien

Dans ce microcosme, exclusions sociales et véritables patients psychiatriques se rencontrent, dans un climat de fatalisme. Rien n’est rassurant à El-Razi malgré la beauté des allées bordées d’oliviers et de palmiers et des espaces verts abandonnés. Malgré la figure tutélaire du grand érudit persan qui a apporté d’importantes contributions à la médecine, à l’alchimie et à la philosophie. Certains patients se déplacent librement et les autres sont enfermés dans les salles avec des cadenas.

La présence de figures mythiques et littéraires (Nietzsche, Bukowski) crée une dimension hallucinatoire, brouillant les frontières entre réalité et fiction. Le narrateur a la fâcheuse tendance à personnifier ses patients : “C’était Friedrich Nietzsche débarrassé de ses folles moustaches.», a-t-il déclaré à propos de l’un d’eux. Il y a aussi Dante de l’enfer qui apparaît toujours de manière inattendue comme le diable: «Dante Alighieri apparut derrière le bureau, épousseta sa longue pelisse, puis quitta la pièce en traînant ses sabots en bois, un sourire malicieux aux lèvres.

Dérision et absurdité

Ou encore Dostoïevski avec ses roulettes, en ombre et lumière à la fois, un ton absurde et burlesque amplifiant l’aliénation du protagoniste : «Dostoïevski se cache, debout, derrière le rideau de la fenêtre ouverte. La moitié de son visage dépassait et il riait sournoisement, une main sur la bouche, la barbe frémissante.»

Le poète arabe Abu-l-Ala Al-Maari est également un hôte éloquent à l’asile d’El-Razi. Il vit dans un placard rempli de livres et de dossiers philosophiques : «Cette fois, il n’y avait aucun son. Je me suis précipité vers le placard et l’ai ouvert pour trouver Al-Maari, un corps frêle, assis les jambes croisées parmi les papiers et les dossiers. -Allez! Sortir. (…) Al-Maari a sauté du placard et s’est dirigé vers la porte. Il s’est coincé les pieds dans son burnous et j’ai cru qu’il allait s’écraser au sol. Je me suis approché pour le rattraper, mais il m’a repoussé, m’adressant deux vers méchants et énigmatiques, puis a quitté le bureau en claquant la porte.»

Il y a enfin le personnage de l’homme vert qui se croit riche, alors qu’il l’est »terriblement pauvre», et d’autres personnages à découvrir, des cas littéraires psychiatriques, dans cette épopée d’Aymen Daboussi.

Violence institutionnelle et impuissance

La violence physique et symbolique infligée aux patients par le personnel hospitalier est un thème récurrent. Le narrateur assiste, impuissant, aux abus qu’il dénonce, mais semble incapable de les arrêter : «Ne vous inquiétez pas, docteur. Nous savons ce que nous faisons. Nous savons où frapper et comment», une phrase glaçante que lui martèlent les infirmières, une banalisation de la brutalité et de la complicité implicite au sein de l’institution. L’auteur dresse un portrait désillusionné de professionnels de santé, eux-mêmes épuisés, désillusionnés et coincés dans un système dysfonctionnel. Pour ce jeune homme déprimé qui a tenté de s’enfuir, la bastonnade est de mise : «Ils ont poussé le jeune fugitif devant eux, le frappant à la tête et dans le dos.» Cette scène dénonce les abus de pouvoir et la déshumanisation dans les établissements de santé psychiatrique tunisiens.

Cracher, chez les habitants, devient un acte de révolte et une réaction viscérale à l’oppression : «Un seul crachat venant du plus profond du cœur peut dispenser de nombreuses heures de palabres..» Une critique de la psychiatrie moderne se dessine, réduite à une prise en charge chimique des troubles : «Avant l’invention des neuroleptiques, la psychiatrie n’était presque rien. Après l’invention des neuroleptiques, la psychiatrie est devenue encore moins que rien.» L’hôpital devient une caricature de lui-même, où les humains sont réduits à des objets traités chimiquement.

Le portrait d’Ali Ben Aziza, ancien patron brisé, explore la fragilité d’êtres marginalisés, oscillant entre violence, humiliation et survie. Le médicament, Parkizol, devient une métaphore d’un simulacre de vie et de dignité. Ali se bat pour maintenir l’illusion de force et de contrôle, même si cela implique l’automutilation et la soumission au système médical : «Ne me prive pas de Parkizol. Laissez-nous ce qui rend la vie supportable», admet-il. L’histoire dépeint un monde où la drogue sert d’outil de contrôle social, annihilant la vitalité des marginalisés. La frontière entre traitement et oppression devient grise.

Sexualité et pulsions refoulées

Chez les personnages, la sexualité apparaît comme un exutoire incontrôlable, face à l’intensité émotionnelle et à la pression sociale. «Je suis vierge… mais cela ne m’a jamais empêché d’apprécier le sexe», raconte un patient. Et un autre : «Je suis saisi par un désir sombre« . Ce qui suit est une histoire sadomasochiste impliquant un couple fou. Derrière cette métaphore, le roman explore les relations entre la souffrance des malades et leur désir toujours dérégulé.

Les thèmes de l’addiction sexuelle et de l’aliénation mentale sont abordés à travers le portrait d’un jeune homme piégé par ses compulsions. L’auteur livre un récit clinique et presque documentaire du comportement déviant du personnage, qui semble incapable de vivre dans les normes sociales : «Il repère dans la rue une jeune fille, avec un cul bombé, et la suit en se branlant.» Cette image pathétique révèle le degré d’aliénation du personnage. Le texte pousse le lecteur à s’interroger sur les limites entre maladie mentale et immoralité. Le patient incarne une forme d’hypersexualisation qui le coupe du monde et l’enferme dans un cycle obsessionnel.

La résurgence de Fanon : un fantôme révolutionnaire

Le retour de Franz Fanon, personnage de l’hôpital El-Razi, figure zendj, mystérieuse et mythique, évoque une résurrection presque surnaturelle. Ce choix littéraire projette l’idée que les luttes révolutionnaires et les figures de l’opposition ne meurent jamais vraiment, mais renaissent pour défier les structures oppressives. Les « carnets d’El-Razi » subversifs ? Oui. Sans aucun doute.

C’est un appel subtil pour réveiller la société tunisienne. Une dénonciation sèche de la dictature actuelle et de ses dysfonctionnements. Fanon est dépeint comme un héros tragique et moqueur, conscient des limites de son combat, mais animé d’une rage inextinguible. Il est l’espoir de l’asile psychiatrique : «Ce n’est que trois jours plus tard que j’ai revu cet élégant homme noir. J’étais en train d’interroger un patient lorsqu’il repassa devant la fenêtre. Cette fois, il n’avait pas de chapeau, il se tourna vers moi, dévoilant l’intégralité de son visage reconnaissable. Il n’y avait aucun doute, c’était Frantz Fanon en chair et en os, et la cicatrice sur sa joue le confirmait (…) Frantz Fanon se tenait à l’ombre d’un grand oranger. Je vous assure qu’il était là, les mains dans les poches, une brindille et un sourire au coin des lèvres.»

Un style arabe innovant et un dialogue avec l’Occident

Né en 1982 à Tunis, Aymen Daboussi est psychologue clinicien et écrivain. Il travaille pendant près de six ans à l’hôpital psychiatrique El-Razi, ce qui l’inspire dans la composition de ses personnages étonnants et attachants. Ce roman de 211 pages interroge profondément la frontière entre folie et normalité, tout en dénonçant l’inhumanité des structures censées protéger les plus vulnérables. Parallèlement à sa pratique clinique, il se distingue dans le domaine littéraire. Il est l’auteur de deux recueils de nouvelles salués pour leur profondeur psychologique et leur style incisif, ainsi que d’un roman explorant les complexités de l’âme humaine.

« Les cahiers d’El-Razi », d’Aymen Daboussi, 211 pages. Éditions Philippe Rey, Collection Romans Etrangers, 2024. Traduit de l’arabe par Lotfi Nia. Prix ​​public : 182 DH.

 
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