De cette période d’émerveillement, Michel Pastoureau se souvient aussi d’une tribu fantaisiste, avec des femmes indépendantes. «Ma famille était en avance sur beaucoup de choses. De la génération de ma grand-mère, les femmes étaient instruites, et l’honnêteté m’oblige à dire que c’était elles qui portaient le pantalon. Lorsque les événements de Mai 68 ont éclaté, je n’ai pas compris ce que réclamaient les jeunes. Dans ma famille, tout cela existait depuis au moins deux générations », rit-il.
Ce goût de la liberté lui reste, au point d’explorer des sujets alors « en marge » et de devenir un pionnier de l’histoire culturelle. Alors qu’il sera à La Chaux-de-Fonds pour deux conférences les 12 et 14 novembre, au Club 44 et au Musée International de l’Horlogerie, il évoque quelques stars de sa galaxie.
Le Jardin du Luxembourg, l’atelier de réflexion
« C’est l’un des plus grands jardins publics de Paris et parce que pour moi tout remonte à mon enfance, j’adore cet endroit. J’ai même été avec lui toute ma vie. Quand j’étais petite, j’y venais deux à trois fois par semaine, avec ma grand-mère, qui habitait juste à côté. J’ai ensuite fréquenté un lycée voisin, avant d’étudier puis d’enseigner à la Sorbonne, toujours à proximité, ce qui m’a permis d’y retourner.
Pour ma part, j’étais un enfant luxembourgeois timide, qui ne s’éloignait pas trop de la chaise de sa grand-mère. Lorsqu’elle est devenue trop vieille pour se déplacer, je l’ai pratiquement remplacée, allant rester longtemps à sa place. Plus tard, j’ai trouvé un nouvel endroit, plus à l’abri du vent et des regards indiscrets, et c’est toujours là que j’aime me retirer pour observer et réfléchir.
Je suis convaincu qu’il y a des endroits où l’on pense mieux qu’ailleurs, et j’ai une très bonne opinion du Luxembourg. N’étant ni téméraire ni aventureux, j’aime méditer dans la nature domestiquée. C’est ainsi que j’ai découvert que je pensais aussi très bien au campus de Lausanne, qui est après tout le plus beau d’Europe. Mais, comme ma plus jeune fille installée juste à côté, j’ai l’idée que le jardin du Luxembourg est le centre du monde.
Le cochon, si proche de nous
« J’ai beaucoup travaillé sur l’histoire et la symbolique du cochon, car j’ai un amour immodéré pour le cochon. En tant que peintre du dimanche, je les dessinais aussi beaucoup. Au fil du temps, je me suis rendu compte que cet amour est assez répandu et se traduit, comme dans mon cas, par des stratégies de petites collections de bibelots ou d’objets précieux en forme de cochon.
Une fois de plus, mon amour remonte à l’enfance : la bastide normande de mes parents avait pour voisin un agriculteur qui élevait des cochons fermiers extrêmement sympathiques. Dès que je les ai approchés, ils sont venus se faire caresser, car le cochon est très affectueux. C’est aussi un sujet très intéressant pour les sciences humaines, en raison des histoires d’attraction, de rejet et de tabou.
Nous savons également, grâce à la médecine grecque antique, qu’il s’agit de l’animal le plus proche biologiquement de l’être humain, c’est pourquoi de nombreux organes lui sont empruntés pour des transplantations. Et je suis convaincu que les tabous, dans certaines religions et sociétés, viennent de cette relation entre l’homme et le cochon. Pour certaines sociétés, cette proximité est trop forte et manger du porc, c’est en quelque sorte être cannibale. Pour ma part, je crois en l’unité du monde vivant, et je ne mets pas autant de frontières entre l’homme et l’animal, mais sans être vegan.
Ulysse Nicolet, le précieux latiniste
« Le professeur qui m’a le plus marqué durant mes études était spécialisé dans le thème latin, c’est-à-dire le passage du français moderne au latin de César, Cicéron et autres. Il était savoyard, très bon grammairien et tout aussi bon pédagogue, et nous l’aimions tous beaucoup. Il m’a appris à apprécier les choix stylistiques des auteurs anciens ou médiévaux, avec un véritable plaisir du langage.
En tant qu’historien du Moyen Âge, presque tous les documents que je consulte sont en latin. Mais je le fais aussi par plaisir, en passant du français moderne au latin, pour traduire toutes sortes de choses improbables : modes d’emploi d’appareils électroménagers, règles de hockey sur gazon…
Marié depuis cinquante-six ans, j’ai probablement dû aussi traduire des mots d’amour à ma femme, elle-même latiniste. Nous nous sommes rencontrés pendant nos études. Nous nous sommes retrouvés assis l’un à côté de l’autre le premier jour de l’année scolaire. Elle se spécialise ensuite dans l’histoire de la cartographie, avant de diriger la bibliothèque de l’Institut de France. Nous avons également eu l’immense privilège de vivre dans ce lieu qui est le plus beau palace de Paris.
J’ai adoré cette période. Et puis je possède moi-même une immense bibliothèque d’environ 35 000 livres. Aujourd’hui, j’essaie de les offrir, pour gagner de la place, mais personne n’en veut. Faire un don de livres est devenu difficile à cause de tout ce qui est en ligne, il faut les laisser clandestinement la nuit, sur le trottoir, en espérant que quelqu’un vienne les prendre. J’ai un peu honte.
Gino Bartali, l’icône du sport
« Je suis très intéressé par le sport et le sportif qui m’a le plus marqué quand j’étais enfant était un cycliste italien nommé Gino Bartali. Il a fait carrière avant et après la guerre. Surtout, il entra dans une rivalité – une histoire très célèbre – avec un autre pilote italien nommé Coppi. C’est un fait social qui a valeur de lieu de mémoire. Et donc, enfant, je jouais avec des petits cyclistes dans le bac à sable, avec mes amis qui avaient tous leur propre coureur. Le mien a toujours été Bartali. Était-ce son nom, sa photo ? Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi l’un plutôt que l’autre.
Par la suite, j’ai appris que Bartali représentait plutôt une certaine Italie, catholique traditionnelle, avec des méthodes de course sans dopage, tandis que Coppi représentait l’Italie moderne, avec de nouvelles méthodes d’entraînement, et peut-être déjà quelques dopants.
Mon intérêt pour le sport reste intact, même si je n’ai jamais pu m’enthousiasmer pour les athlètes français, car je suis agacé par l’hystérie nationaliste du sport. On l’a encore vu récemment lors des Jeux Olympiques : à la radio, on nous disait toujours où avait fini tel Français, mais sans jamais donner le résultat. Je ne suis pas fan mais si je devais soutenir un pays, ce ne serait pas la France, mais plutôt la Suisse dont je suis amoureux. En Suisse, presque tout le monde est de bonne humeur. Ce qui est exceptionnel pour un Français.
La pluie, l’attraction mélancolique
« Pour bien rêver, je pense qu’il faut qu’il pleuve. Je me revois encore dans la pharmacie de ma mère, enfant, regardant à travers la porte vitrée les pluies de fin d’été tomber avec une poésie qui me semblait le plus beau spectacle. Aujourd’hui encore, où que je sois, j’aime les pluies d’automne. Je sais que c’est un romantisme de mauvaise qualité, mais tout ce qui est de l’ordre de la mélancolie m’attire énormément. Octobre reste mon mois préféré.
Au Moyen Âge, on disait qu’il y avait deux automnes, avec une première moitié qui était en quelque sorte le bel automne, et une seconde partie entrant dans la saison froide. Et on a placé cette pause autour du 11 novembre, qui était aussi une très grande fête, la Saint-Martin. C’était l’époque où l’on passait de l’extérieur vers l’intérieur, en faisant venir des outils agricoles, du bétail, des enfants… Je reste moi-même assez sensible à cette rupture.
J’aime évidemment voir la pluie tomber sur le jardin du Luxembourg. J’aime aussi le voir tomber sur Paris car il brouille les différences entre les quartiers riches et les plus modestes, et il met en valeur beaucoup de choses, révélant mieux les contrastes quand tout est mouillé. Et j’apprécie particulièrement la symphonie des gouttes dans les maisons mansardées, lorsque la pluie tombe sur les tuiles ou les ardoises. C’est une musique au charme incroyable. Il y aurait une belle histoire culturelle de la pluie à écrire, mais j’ai encore 77 ans maintenant et mon emploi du temps est chargé jusqu’à la fin.
Cours
Fils d’un père proche des surréalistes et d’une mère pharmacienne puis chercheuse au CNRS, qui a étudié à l’Ecole nationale des chartes, où sa thèse portait sur le bestiaire héraldique médiéval, Michel Pastoureau devient directeur d’études à l’École EHESS. Il enseigne un temps aux universités de Genève et de Lausanne, et se voit confier le rôle de conseiller historique du cinéma. Perceval le Gallois par Éric Rohmer, et Le nom de la rosede Jean-Jacques Annaud. Il a publié une quarantaine d’ouvrages et reçu de nombreuses récompenses.
Michel Pastoureau in conference in La Chaux-de-Fonds