Un portrait caché de Bella Chagall dans un Delaunay est une « découverte majeure dans l’histoire de l’art »

Après quatre années de travaux de réaménagement, le musée d’art moderne de la ville de Troyes est officiellement inauguré ce vendredi 11 octobre pour sceller sa réouverture complète au public. Installé dans l’ancien palais épiscopal jouxtant la cathédrale, ce musée abrite les collections nationales Pierre et Denise Lévyou encore quelque 2 000 œuvres signées de grands peintres : Degas, Courbet, Braque, Derain… et notamment aussi Robert Delaunay, fondateur du mouvement artistique Orphisme.

C’est dans le cadre d’un grand chantier de restauration, en 2019, qu’un portrait jusqu’alors inconnu a été retrouvé caché dans son célèbre tableau. Les coureurs. Dissimulé par une toile de renfort apposée au dos de la toile peinte, ce portrait de femme attribué à Robert Delaunay représente Bella, l’épouse de son ami Marc Chagall.

Entretien avec le conservatrice du Musée d’Art Moderne de Troyes, Juliette Faivre-Preda.

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La conservatrice du Musée d’Art moderne de Troyes, Juliette Faivre-Preda, devant le grand panneau explicatif pour les visiteurs, placé à côté du « double tableau » de Delaunay.
© Radio-France – Benoît Grossin

Comment avez-vous fait cette découverte d’un « double tableau » de Delaunay, dans vos collections ?

Ce tableau de Delaunay a refait surface de manière assez étonnante lors d’une restauration qui paraissait au départ très banale. Lors de la fermeture du musée, nous avons procédé à plusieurs restaurations et ici il s’agissait de reprendre une ancienne déchirure qui avait été retravaillée de face et cette fois nous avons voulu la retravailler de face de manière un peu plus fondamentale. Pour ce faire, le restaurateur a dû retirer une toile de regarnissage qui recouvrait l’arrière du tableau. Les coureurs. Et à ce moment-là, on a vraiment eu une grosse surprise car lorsqu’il a retiré la toile, il a découvert une sorte de lavis blanc derrière lequel on devinait un portrait. C’est vraiment du badigeon d’Espagne. C’est ce blanc que l’on utilise par exemple pour masquer les vitrines des magasins fermées. Le badigeon s’enlève petit à petit. Il y avait tout un comité d’experts pour décider de le retirer ou non. Nous avons ainsi découvert un portrait qui s’est avéré très réussi.

Un portrait de femme ?

Une véritable enquête commença alors. Avec la première question : est-ce vraiment un portrait de Delaunay ? Nous savons que Les coureurs sont l’une des grandes peintures de Delaunay réalisées en 1924, probablement à l’occasion des Jeux Olympiques de Paris. Mais ce tableau au revers est-il vraiment un tableau de Delaunay ? A priori, oui. Nous avons interrogé tous les spécialistes. Nous avons également réalisé des études à C2RMF, Centre de recherche et de restauration des musées françaispour en savoir un peu plus sur la matérialité de l’œuvre. Et les études sur la technique s’avèrent effectivement aller dans le sens d’une attribution à Delaunay.

Ensuite, deuxième question : qui est représenté ce modèle ? On a d’abord pensé à Sonia Delaunay, qui arborait cette coupe de cheveux un peu à la mode à l’époque. Et puis, c’est Angela Lampe, conservatrice au Centre Pompidou, qui a fait une découverte majeure puisqu’elle a comparé ce tableau à un autre tableau bien connu, qui représente Bella Chagall de Chagall. Bella est véritablement la muse, le grand amour de Chagall qu’il représente à de nombreuses reprises. et on sait que les Chagall et les Delaunay sont amis, qu’ils se voient certains week-ends. Delaunay aurait donc représenté ici Bella Chagall.

Puis l’enquête s’est poursuivie avec cette question : qui a copié qui ? Les deux œuvres sont très, très proches. A chaque fois, le modèle est représenté dans ce grand manteau, avec ces grandes manches blanches, la fleur… les deux portraits, celui réalisé par Chagall et celui réalisé par Delaunay, se ressemblent beaucoup. Il s’agit de presque deux exemplaires, avec les styles très personnels de chacun de ces artistes. Et c’est assez surprenant, car ces deux artistes n’ont pas pour habitude de copier d’autres maîtres. Ce sont deux fortes personnalités. Et cela aussi est un autre petit mystère.

type="image/webp"> type="image/webp">>A gauche, le portrait de Bella Chagall attribué à Delaunay © C2RMF / Nicolas Le Guern. A droite, le tableau « Bella à l'œillet » de Marc Chagall (1925), huile et mine de plomb sur toile, 100,4 x 81 cm, collection particulière © Archives Marc et Ida Chagall, Paris © ADAGP, Paris, 2024 .>>>
A gauche, le portrait de Bella Chagall attribué à Delaunay © C2RMF / Nicolas Le Guern. A droite, le tableau « Bella à l’œillet » de Marc Chagall (1925), huile et mine de plomb sur toile, 100,4 x 81 cm, collection particulière © Archives Marc et Ida Chagall, Paris © ADAGP, Paris, 2024 .
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Avec une position de la tête dans le portrait de Bella Chagall qui pourrait laisser penser qu’ils ont peint ensemble ?

En effet, la question se pose : l’un a-t-il copié l’autre ou ont-ils peint ensemble ? Et si l’on regarde bien ces deux portraits, on constate un léger décalage dans la pose, dans la position de la tête, qui peut faire penser à deux chevalets côte à côte dans l’atelier, face au modèle.

Qu’est-ce que cela dit dans l’histoire de l’art ? Une proximité entre les peintres et leur modèle ?

Bien sûr, ça rentre vraiment dans cette idée de proximité entre artistes, artistes qui partageaient un atelier, qui partaient ensemble. Au cours de cette enquête, j’ai effectué plusieurs recherches et je suis tombé sur des photographies assez connues qui montrent Bella Chagall dans l’atelier qu’occupait Marc Chagall à partir de 1924, avenue d’Orléans, atelier prêté par le peintre Eugène Zak. Et sur ces photos, on voit une tenture orientale en arrière-plan et on a vraiment l’impression de retrouver ce motif de volutes au dos de notre tableau. Tout porte donc à croire que ce portrait pourrait avoir été réalisé dans cet atelier parisien, à partir de 1924.

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Ce tableau inédit est-il une découverte majeure ?

C’est une découverte majeure pour le musée. Nous sommes vraiment ravis. Nous rouvrons nos portes avec un Delaunay de plus. C’est une énorme nouvelle pour nous ! Et puis, c’est bien sûr une découverte majeure au-delà du musée dans le monde de l’histoire de l’art. On peut même parler de redécouverte puisque dans le catalogue raisonné de l’œuvre de l’artiste réalisé en 1957, il est fait mention d’un portrait effacé au revers. Ce portrait, en effet, n’a pas été effacé, mais simplement masqué et a été depuis complètement oublié. L’étude technique du tableau a montré que le portrait de Bella avait été peint en premier. En effet, c’est sur la partie où la toile est une préparation industrielle. L’artiste a ensuite retourné sa toile pour peindre au revers Les coureursjuste après.

Qu’est-ce que cela signifie?

Plusieurs tableaux de Delaunay sont peints recto-verso. Ce n’est donc pas totalement surprenant. Delaunay le fait à plusieurs reprises également pour des raisons d’économies. Nous savons qu’il a peint le portrait en premier. Cela donne des idées sur les rencontres. Cela permet de fournir des clés de datation. Les coureursa priori, sont datés de 1924. Mais cela reste une datation stylistique.

Et puis, ce qui est intéressant, c’est que cette œuvre a été dissimulée, on ne sait par qui, peut-être par Delaunay lui-même, peut-être pas. En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’il ne l’a pas présenté de son vivant. Il n’a jamais été exposé, bien qu’il ait exposé à plusieurs reprises le visage de Coureurs. Et c’est vraiment pour respecter ce souhait de l’artiste que nous avons fait le choix, avec notre scénographe Philippe Maffre, d’un dispositif où le visiteur arrive sur Les coureursl’œuvre que Delaunay souhaitait présenter. Il ne découvre que plus tard, à travers un miroir, le portrait que l’artiste a caché ou du moins n’a pas présenté de son vivant.

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Reste-t-il des mystères ?

Il reste encore de nombreux mystères. Le mystère de « qui a peint le premier, entre Delaunay et Chagall ? » Le mystère de « qui a couvert le travail et pourquoi ? » Alors évidemment, quand on fouille dans les biographies, il peut y avoir des histoires de jalousie, mais on n’a pas encore suffisamment d’éléments pour avoir vraiment une thèse officielle. Et puis l’étude du C2RMF a révélé de nouveaux mystères. Les pigments sont généralement les mêmes des deux côtés. La technique de dessin est également la même.

D’un autre côté, nous avons réalisé que les Blancs étaient différents. Il y a un blanc de zinc sur le côté du Coureurs, mais un blanc de titane du côté de Bella Chagall. C’est un nouveau produit utilisé par les artistes dans les années 1920. Et maintenant, ce qu’il nous faut savoir, c’est si Delaunay était plus habitué à utiliser l’un ou l’autre, s’il est surprenant que l’on retrouve ces deux blancs dans son œuvre. Et cela appelle évidemment beaucoup plus de recherches sur d’autres œuvres de Delaunay.

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