Un dérapage spectaculaire. L’EPR de Flamanville sera raccordé au réseau électrique français vendredi 20 décembre. Mais avant même de devenir le réacteur le plus puissant de France, « Fla 3 » a déjà battu de nombreux records en termes de délai de construction et de coût de fabrication. « Une dérive considérable, même pour un réacteur ‘tête de série’ », ce qui résulte “à partir d’une estimation initiale irréaliste”tacle la Cour des comptes, dans un rapport publié en 2020.
Pour comprendre comment EDF est arrivé là, il faut sortir les archives et le calculateur. En 2006, l’électricien français annonçait, dans son document de référence (document PDF), quoi « coût d’investissement » de l’EPR de Flamanville est “estimé à 3,3 milliards d’euros” et que la construction devait durer “environ cinquante-quatre mois”une fois le premier béton coulé. Le 3 décembre 2007, le projet a été officiellement lancé et EDF a maintenu, par l’intermédiaire de son directeur de la branche ingénierie nucléaire, ce « calendrier réaliste et durable ». Bernard Salha assure également que« il y a peu ou pas de risque de dépassement de budget ».
L’avenir prouvera qu’EDF a tort. Et pas qu’un peu. Le chantier de l’EPR de Flamanville, achevé à l’automne 2024 au lieu de juin 2012, aura finalement duré plus de deux cents mois au lieu des cinquante-quatre prévus. Soit un - de construction multiplié par 3,8. Son coût est estimé à 13,2 milliards d’euros, selon la dernière estimation d’EDF publiée en 2022, soit une ardoise définitive multipliée par quatre. Et même de près de six, si l’on se base sur l’estimation du coût total de 19,1 milliards d’euros calculée par la Cour des comptes, qui inclut notamment les coûts financiers du projet.
« On parle de retards, de retards, de retards… Mais des retards par rapport à quoi ? Par rapport au devis d’EDF qui était impossible à respecter »insiste Jean-Charles Risbec, ancien responsable de la politique industrielle à la CGT Normandie. “Impossible”répète-t-il en détachant chaque syllabe. Dans son travail EPR Flamanville, a construction site under tensiond’autres travailleurs et syndicalistes s’indignent. « Tout est issu de cette base de cinquante-quatre mois dans laquelle nous nous sommes enfermés » Christophe Cuvilliez, délégué syndical CGT sur le site, fulminait en 2018. “Tout est lié à ce mensonge industriel.”
Ce constat est également partagé par les autorités en charge de la sûreté nucléaire. “EDF avait affiché des calendriers totalement irréalistes, surtout si on les comparait à la construction des réacteurs du parc qui étaient plus simples”note Karine Herviou, directrice générale adjointe de la division sûreté nucléaire de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire. “On dit qu’il y a eu beaucoup de retard, mais par rapport à une date initiale annoncée qui n’était pas du tout réaliste”insiste-t-elle.
En comparaison, la durée moyenne de construction d’un réacteur dans le monde était de cent vingt et un mois entre 1996 et 2000, rappelle la Cour des comptes. Contacté à ce sujet par franceinfo, EDF n’a pas souhaité répondre à nos demandes.
Mais alors, qu’est-ce qui a poussé EDF à promettre l’impossible ? À la fin des années 1990, faute de besoin immédiat en France et de soutien politique, l’électricien français n’a pas obtenu l’accord des pouvoirs publics pour construire un EPR en France. « Le nucléaire devient une activité de marché et nous allons chercher des relais de croissance à l’international »explique Yves Marignac, expert nucléaire chez Négawatt, association spécialisée et critique de l’énergie nucléaire.
Mais deux visions s’affrontent entre EDF et Areva pour conquérir le monde. D’un côté, le nouveau groupe dirigé par Anne Lauvergeon, qui vient de naître de la fusion de Cogema, Framatome et TechnicAtome, promeut un modèle commercial “clé en main”. En revanche, EDF veut rester fidèle à son modèle d’architecte-monteur qui supervise les chantiers.
Résultat : « Les rivalités entre les deux groupes publics nationaux, non arbitrées par les autorités politiques de l’époque, ont abouti à une surenchère dangereuse pour la filière nucléaire française »note la Cour des comptes dans son rapport. La guerre entre EDF et Areva fait rage pour exporter les centrales électriques françaises. « Comment l’équipe de France pourrait-elle être divisée ?asks Yves Marignac.
En 2003, Areva remporte le premier tour en remportant l’appel d’offres finlandais face aux Russes et aux Américains.. Associé à Siemens, Areva propose donc de construire un EPR “clé en main” en quarante-huit mois et pour trois milliards d’euros. Un succès commercial perçu comme “un risque majeur”, selon le rapport de l’ancien patron de PSA Jean-Martin Folz sur l’EPR, publié en 2019. Car le respect des spécifications fournies par le régulateur finlandais pourrait conduire à graver dans le marbre certaines caractéristiques de l’EPR.
Dans ce contexte, après la défaite de la gauche en 2002, EDF a décidé de profiter d’une majorité politique plus favorable au nucléaire pour tenter d’implanter une « tête de série » EPR en France. En 2004, le site de Flamanville est retenu et l’électricien demande aux autorités d’organiser le débat public prévu par la loi. Deux ans plus tard, le conseil d’administration d’EDF prenait formellement la décision de lancer la construction d’un EPR à Flamanville.
En construisant un réacteur de pointe pouvant servir de vitrine internationale, « il fallait montrer aux exportateurs qu’on ne se laissait pas devancer par tout le monde »analyse Emmanuelle Galichet, enseignante-chercheuse, spécialiste du nucléaire, au Conservatoire national des arts et métiers.
Mais face à l’offre très agressive d’Areva en Finlande, EDF doit se positionner au même niveau. Le projet est donc estimé à 3,3 milliards d’euros, pour une durée de construction de 54 mois. « Ce premier bilan ne se construit pas par rapport au réalisme technique et industriel, il se mesure par rapport au réalisme politique »décrypte Yves Marignac.
« L’offre d’EDF se positionne au niveau nécessaire pour garantir l’adoption de la décision. Sachant très bien que l’État couvrira la différence.
Yves Marignac, expert nucléaire chez Negawattsur franceinfo
C’est la stratégie de “trop gros pour échouer” (« trop gros pour échouer »). Une fois lancé, personne n’osera revenir en arrière, malgré les déboires rencontrés. « Au final, tout le monde a surjoué l’optimisme pour pouvoir vendre ce projet, quitte à se tromper complètement en termes de délais et de moyens humains et techniques. »résumait le délégué CGT d’Areva, Bruno Blanchon, en 2018, dans l’ouvrage EPR Flamanville, a construction site under tension.
Cette course entre les deux géants français du nucléaire a par la suite causé de gros dégâts. Les EPR finlandais et français accusent tous deux douze ans de retard par rapport au calendrier initial et des dérapages financiers de plusieurs milliards d’euros sont la responsabilité de l’État français. Un fiasco qui servira de leçon à la filière nucléaire française ? Certains, comme Yves Marignac, craignent que ce schéma ne se reproduise à l’avenir : “Les chiffres avancés aujourd’hui sur le coût prévisionnel de six nouveaux EPR 2 sont tellement éloignés d’une analyse réaliste de la situation qu’on peut largement douter de leur sincérité.”