Un chef-d’œuvre féministe d’une incroyable modernité, à voir absolument.
Les événements cinéma se succèdent à la télévision française, et on peut dire merci au service public. Après la diffusion de Napoléon vu par Abel Gance en version restaurée sur France 5 (disponible en replay encore quelques semaines), c’est Arte qui se régale avec Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Brussels. Un film très important réalisé par la franco-belge Chantal Akerman, sorti en 1975.
Ce manifeste féministe et avant-gardiste est resté longtemps un chef-d’œuvre élitiste, ignoré du grand public contrairement à l’imposant Citoyen Kane, Sueurs froides et d’autres Parrain. Jusqu’à Vue et Son, la prestigieuse revue du British Film Institute, le propulse en tête de son classement des meilleurs films de tous les temps en 2022.
Rappelons que ce classement, actualisé tous les dix ans, est le résultat d’une enquête réalisée auprès d’un très large panel de critiques et réalisateurs de cinéma, parmi lesquels Martin Scorsese, Oliver Stone, Ali Abbasi, Alice Rohrwacher, Lynne Ramsay, Pawel Pawlikowski, Ruben Östlund. , Gaspar Noé… Et qu’il a longtemps pensé aux films précités d’Orson Welles et d’Alfred Hitchcock.
Ce choix surprenant (Jeanne Dielman était 37ème en 2012) a fait pas mal de sourcils, et a suscité moqueries et coups de gueule dans le monde du cinéma. Paul Schrader, membre des électeurs, allant même jusqu’à dénoncer le «réévaluation réveillée» extrait du film de Chantal Akerman. Un sentiment conforté par l’irruption d’un autre film féministe, Portrait de la jeune fille en feuà la 30ème place du classement.
Cette reconsidération de Jeanne Dielman est symptomatique d’une cinéphilie contemporaine qui entend interroger et relativiser la place des réalisatrices dans l’histoire du cinéma. Et malgré le ridicule, ce sacre a eu le mérite de donner une précieuse lumière au film, sorti l’année dernière en salles en version restaurée et qui est désormais visible gratuitement sur Arte. Diffusée ce mercredi soir à l’antenne, elle est déjà disponible en streaming sur le site de la chaîne ainsi que sur YouTube (vidéo en fin d’article), depuis quelques mois.
Laissons de côté le débat un peu stérile sur sa place dans la liste des meilleurs films de tous les temps, mais osons le dire : il faut avoir vu Jeanne Dielman au moins une fois dans sa vie. Et 50 ans plus tard, la patine du temps rend encore plus vive l’incroyable modernité du long-métrage de Chantal Akerman, 25 ans à l’époque.
Pendant 3 heures et 20 minutes, le cinéaste nous fait revivre trois jours la vie d’une veuve qui se prostitue pour élever son fils. Elle filme l’actrice Delphine Seyrig dans un quotidien routinier, presque carcéral, entre séquences interminables d’épluchage de pommes de terre et visites de clients mises en scène avec une froideur terrifiante. C’est la vie de Jeanne Dielman, mesurée au millimètre près, où le temps de cuisson des pommes de terre est calqué sur celui d’un passe-passe.
Jeanne Dielman est un film profondément et intentionnellement ennuyeux. Et c’est là sa force (et son principal défaut pour ses détracteurs). Akerman enferme le spectateur dans l’espace exigu de l’appartement bruxellois de son protagoniste et abuse des plans fixes pour mieux l’étouffer. On sent sans cesse qu’un bouleversement est possible et donc qu’une catastrophe irréversible va tout détruire… Un film d’horreur débranché où le mal reste invisible et la tension sourde !
“Cela demande beaucoup de patience, mais je pense que c’est quelque chose à la fois formidable et difficile à voir.», résume Sofia Coppola. Vous êtes prévenu. Savoir comprendre et oser se confronter Jeanne Dielman. Vous n’en sortirez pas indemne.
Arte propose un cycle Chantal Akerman composé de six films (dont Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Brussels), le tout visible en streaming sur le site de la chaîne