« Il est de notre responsabilité de défendre les entreprises américaines contre les régulateurs européens. Après tout, nous sommes responsables de la défense de l’Europe, donc nous ne nous soucions pas vraiment de ce qu’ils ont à dire. » C’est dans ces termes cinglants que Marjorie Taylor Greene, habituée des phrases chocs, a exprimé son soutien à Mark Zuckerberg.
Les propos du représentant du 14ème district de Géorgie reflètent clairement la dimension géopolitique des récentes déclarations faites par ce dernier, concernant les nouvelles conditions de modération des plateformes du groupe Meta et la fin de ses accords de fact-checking aux Etats-Unis, rejoignant ainsi la vision portée par Elon Musk concernant X.
Si cette évolution n’est pas surprenante aux États-Unis, elle soulève des questions quant à son impact au sein de l’Union européenne. En effet, des textes, comme le règlement sur les services numériques, entendent imposer des obligations spécifiques aux très grandes plateformes en matière de modération des contenus. Aussi, c’est à un niveau plus global qu’il faut considérer la question, alors que Donald Trump est investi président ce lundi 20 janvier.
Un « libre marché des idées » défendu par la loi américaine
Dans sa vidéo publiée sur Instagram, Mark Zuckerberg affirme que « Il est temps de revenir à nos racines autour de la liberté d’expression ».
Si cette décision met fin à des années d’investissement dans la modération et la vérification des contenus, elle reste parfaitement justifiée du point de vue du droit américain, que ce soit au regard du premier amendement de la Constitution, qui interdit au Congrès de voter des lois limitant la liberté d’expression, ou Loi sur la décence en matière de communicationce qui limite la responsabilité des hébergeurs quant aux contenus qu’ils stockent ou modèrent.
En effet, sous-jacente, la conception américaine de la liberté d’expression repose sur le « libre marché des idées ». Cela suppose que le débat d’idées et d’opinions le plus large soit garanti, la recherche de la vérité ne pouvant se fonder que sur la compétition entre le plus grand nombre de courants d’expression.
La Cour suprême des États-Unis a fait écho à ce point de vue dans plusieurs de ses décisions, comme Abrams contre États-Unis du 10 novembre 1919 et Brandebourg contre Ohio du 9 juin 1969. Plus récemment, dans son arrêt Packingham contre Caroline du Nord du 19 juin 2017, elle a affirmé que les réseaux sociaux constituaient des espaces privilégiés pour l’exercice de la liberté d’expression, à l’image des lieux publics où chacun peut s’exprimer, échanger, communiquer sur tous types de sujets.
Mais cette liberté n’est pas spécifique aux utilisateurs. Cela s’applique également aux entreprises privées qui ouvrent de tels espaces d’expression, qui sont libres de modérer à leur guise les contenus postés par leurs clients. De ce point de vue, les conditions d’utilisation peuvent constituer un facteur de concurrence. En effet, le libre marché des idées implique pour les utilisateurs la possibilité de choisir entre différents prestataires qui se différencient par leur politique de modération.
C’est aussi la leçon tirée de l’affaire qui a opposé il y a quelques années la plateforme YouTube à un mouvement de réinformation mécontent du manque de visibilité de ses vidéos. La cour d’appel américaine a estimé que l’entreprise qui prête ou loue ses espaces à des fins de communication a la liberté de définir une ligne éditoriale spécifique ou des règles de modération lui permettant d’exclure ou de classer des contenus.
Si elle intervient à un moment opportun, au point où l’on pourrait parler d’un revirement éclair, la décision de Mark Zuckerberg trouve donc une parfaite légitimité dans le droit américain.
La liberté d’expression mise en balance par l’UE avec d’autres droits
En revanche, la logique du droit de l’Union européenne est tout à fait différente. S’il garantit également la liberté d’expression dans les services de communication en ligne, il entend corriger encore davantage son exercice lorsqu’il est susceptible d’avoir un impact sur d’autres droits fondamentaux ou intérêts protégés.
-C’est ainsi que le règlement sur les services numériques du 19 octobre 2022 (DSA) impose aux plateformes et très grandes plateformes en ligne un certain nombre d’obligations en matière de modération des contenus haineux, de détection et d’atténuation des risques systémiques ou encore de lutte contre la désinformation.
Ce sont cependant tous des systèmes qui risquent d’être impactés par les changements précités des politiques de modération, notamment celles de Meta ou X.
Alors, au-delà des sanctions financières qui pourraient leur être imposées, l’accès à ces plateformes pourrait-il, à terme, être bloqué au sein de l’Union européenne ? Une telle décision avait déjà été adoptée pour des raisons similaires le 30 août au Brésil, avant d’être suspendue le 8 octobre. Il est vrai que le DSA n’a nullement exclu la possibilité d’ordonner un tel blocus. Mais tant les conditions à remplir pour décider d’un blocage que la portée de cette décision rendent cette option assez illusoire, pour le moins compliquée à mettre en œuvre.
L’article 82 prévoit bien la possibilité d’ordonner des restrictions d’accès aux très grandes plateformes, qui relèvent des compétences de la Commission européenne, mais seulement à condition d’avoir épuisé tous les pouvoirs permettant de faire cesser une infraction et « l’infraction persiste et cause un préjudice grave qui ne peut être évité par l’exercice d’autres pouvoirs prévus par le droit de l’Union ou le droit national ».
En d’autres termes, seuls seraient concernés les cas les plus graves, ce qui suppose une identification préalable au moyen d’une décision de la Commission constatant un manquement, éventuellement accompagnée d’une amende, elle-même précédée de mesures d’enquête et d’information.
Les premières enquêtes ayant été ouvertes sur des services, comme X, en décembre 2023 (et TikTok en décembre 2024) n’ayant pas encore abouti, nul doute que celles-ci pourraient prendre plusieurs années.
Par ailleurs, la décision finale de suspension d’un tel service doit être exécutée, non pas par la Commission, mais par une autorité de l’État dans lequel le service litigieux est établi, comme le prévoit l’article 51 du DSA.
La restriction d’accès, qui serait logiquement prononcée par voie judiciaire, ne pourrait excéder quatre semaines, une prolongation n’étant possible que sur la base d’une évaluation au cas par cas de la situation du service et des conséquences de la restriction sur l’accès des usagers aux services juridiques. information.
Dans le cas contraire, il ne resterait qu’une décision du Conseil de l’Union européenne ordonnant la suspension des services sur le territoire de l’Union, à l’instar de ce qui a été fait pour la chaîne de télévision. La Russie aujourd’huiaccusé d’avoir participé à la campagne de manipulation de l’information et de déstabilisation des États membres orchestrée par la Fédération de Russie dans le contexte de la guerre en Ukraine. Outre le fait qu’elle s’est déroulée dans un contexte particulièrement grave, cette mesure n’a eu qu’une efficacité relative.
Il semble donc très prématuré d’imaginer qu’une décision similaire soit adoptée rapidement en ce qui concerne les très grandes plateformes, y compris en présence de défaillances structurelles.
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