Il y a six mois, date à laquelle ont été publiés, le 17 juillet 2024 dans La Croix et La vieDès les premiers témoignages faisant état d’attentats commis par l’abbé Pierre, certains ont pu penser qu’Henri Grouès, décédé en 2007, ne pouvait plus se défendre, le procès n’était pas équitable. Mais face à l’accumulation des faits, le doute n’est plus permis.
En six mois, le cabinet Egaé de Caroline de Haas, mandaté par Emmaüs France, Emmaüs International et la Fondation Abbé-Pierre suite au récit spontané d’une première victime, a rendu public trois signalements. Egaé a ainsi publié les récits de 33 victimes, qui pourraient être réconciliées “avec les éléments connus de la vie de l’Abbé Pierre”, précise le cabinet Egaé. Par ailleurs, 24 autres témoignages ont été recueillis, invérifiables car anonymes ou pas assez détaillés, portant à 57 le nombre de victimes signalé au 15 janvier.
Si les premiers faits évoqués faisaient essentiellement état d’attouchements commis dans la dernière partie de sa vie, le scénario du vieillard sénile à la main agile ne tient pas la route au regard de tous les actes commis. “Au fur et à mesure que l’on parle, on se rend compte que les faits, qui commencent dans les années 40 et se terminent deux ans avant sa mort, portent sur toute sa vie.explains historian Axelle Brodiez-Dolino (1). Et si la majorité des actes restent touchants, il est aussi question de viols, dont certains sont commis sur des personnes vulnérables. » Plusieurs femmes ont été agressées alors qu’elles étaient hébergées par l’abbé Pierre. Egaé a également établi la réalité d’au moins 5 agressions sur des mineurs (4 filles et 1 garçon).
“Chaque fois qu’il allait quelque part, il essayait quelque chose”
« Ce qui frappe, c’est le caractère quasi systématique des attaques. » résume Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France, qui a mis en contact la première victime avec Emmaüs. « On dirait qu’à chaque fois qu’il allait quelque part, il essayait quelque chose. »“Malheureusement, nous ne connaissons que la pointe de l’iceberg, étant donné que l’abbé Pierre a beaucoup voyagé, partout dans le Monde”poursuit Axelle Brodiez-Dolino. Si le dispositif d’écoute Egaé prend fin fin janvier, a annoncé Emmaüs dans Le Parisien qu’un autre appareil, « probablement géré par France Victimes »prendrait le relais.
Face à l’ampleur des faits, une question se pose : qui savait ? Une commission d’experts indépendante, chargée par Emmaüs de faire la lumière sur le silence qui a permis à l’abbé Pierre d’agir si longtemps, doit commencer ses travaux en février. Ils dureront deux ans.
En attendant, parmi ceux qui ont travaillé en étroite collaboration avec l’abbé Pierre, la plupart plaident l’ignorance. « À un moment donné, il a été assailli par une horde de gens qui voulaient toucher l’idole.dit Pierre Lunel, auteur de cinq livres sur l’abbé Pierre, dont L’insurgé de Dieu. Je l’ai suivi ensuite, pendant vingt ans. Il m’a parlé de sa solitude et de son besoin de tendresse. C’était un prêtre qui avait des relations avec des femmes qu’il n’aurait pas dû avoir. Mais honnêtement, aucune femme ne m’a jamais parlé d’agression. »
Cependant, les archives montrent que, dès les années 1950, le comportement problématique de l’abbé Pierre faisait l’objet d’une vigilance au sein de l’Église et d’Emmaüs, comme les révélations de Libérationde Monde ou encore Radio France. Ainsi, en avril 1955, l’abbé Pierre, en pleine gloire après l’appel de 1954, se rend aux États-Unis pour promouvoir Emmaüs. Là, deux femmes l’accusent d’avances sexuelles, comme le rapporte dans ses carnets le théologien Jacques Maritain, chargé de l’accueillir. L’abbé estime qu’il s’agit de« une imprudence minimale ». L’affaire remonte aux archevêques de Chicago et de New York.
Fin 1957, l’abbé Pierre est hospitalisé pendant de nombreux mois, officiellement pour être opéré d’une hernie diaphragmatique. C’est pourtant dans une clinique psychiatrique, à Prangins en Suisse, qu’il sera interné, sur décision de l’Église avec l’accord d’Emmaüs. Il est également tenu d’avoir un accompagnateur partout où il va. Mais cela ne suffit pas toujours. En 1959, au Québec, un nouveau scandale éclate, amenant les autorités québécoises à lui demander de quitter la province. En 1964, une lettre, révélée par RTL, de Mgr Veuillot, archevêque coadjuteur de Paris, parle de« une personne gravement malade mentale »évoquant “jeunes filles (…) marqué à vie ».
« Il y a des gens qui savaient et n’ont rien fait, ce qui a permis que les attentats se produisent »
Cela signifie-t-il qu’à cette époque, tout le monde le savait ? « Je pense que dans les années 1950, la direction d’Emmaüs et les cardinaux connaissaient le problème, continues Axelle Brodiez-Dolino. Ils ont essayé de le contrôler, sans succès. Après, je ne sais pas pourquoi, la transmission semble avoir été perdue. » Peut-être parce qu’à partir des années 1970, l’abbé déployait son activité principalement à l’étranger. Au moins jusque dans les années 1980, lorsque le thème des nouveaux pauvres l’a ramené sur le devant de la scène médiatique.
Et là encore, il s’agit de toucher. « En 2011, un cadre d’Emmaüs m’a raconté que l’abbé Pierre avait tendance à toucher les seins des femmes.raconte Philippe Dupont, ancien directeur du centre Abbé-Pierre à Esteville (Seine-Maritime), fermé l’an dernier. Il a ajouté : « Si vous ne me croyez pas, demandez à untel. » deux salariés de l’association qui avaient été ses victimes. La consigne de ne pas le laisser approcher les femmes circule même au sein d’Emmaüs.
“C’est vrai : il n’aurait pas dû être autorisé à s’approcher des femmes” confirme un ancien cadre d’Emmaüs, avant de nuancer : “Il y a quand même une nuance entre “il a besoin d’un chaperon avec des femmes”, et “il a attaqué quelqu’un”. » En effet, dans la période récente, poursuit Philippe Dupont, “Je pense qu’à Emmaüs, presque personne ne savait qu’il y avait bien plus que des gestes inappropriés et des caresses non consensuelles.”
Le fait de ne pas avoir dénoncé ce comportement peut-il encore être considéré comme répréhensible ? Ancien salarié d’Emmaüs, Arnaud Gallais, fondateur de Mouv’Enfants, le pense. « Il y a des gens qui savaient et n’ont rien fait, ce qui a permis que les attaques se produisent. J’aimerais que la justice se penche sur cette responsabilité. En tant qu’association, nous avons déposé une plainte auprès du procureur de la République pour non-dénonciation des délits. Une victime a fait de même. Nous pensons que la sérialité des actes peut être un motif pour lever le délai de prescription. »
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L’affaire de l’abbé Pierre
Juillet 2024. Le cabinet Egaé remet son premier rapport. Sept personnes, dont une mineure au moment des faits, se disent victimes sur une période allant de la fin des années 1970 à 2005.
Septembre. Le deuxième rapport d’Egaé fait état de 17 nouveaux témoignages, dont un mineur, pour des faits commis entre les années 1950 et 2000 en France ou à l’étranger. Certains faits s’apparentent à des viols.
Janvier 2025. Le cabinet Egaé dépose son troisième rapport, qui concerne neuf nouvelles victimes, dont des mineurs. Le dispositif d’écoute, qui prend fin le 31 janvier, doit être remplacé par un autre.
A partir de février. Chargée par Emmaüs de comprendre comment de tels événements ont pu se produire, la commission d’experts indépendants a deux ans pour rendre ses travaux.