Dans un restaurant de Battambang, il joint ses deux mains pour dire sa bénédiction avant de partager une tortilla avec ses invités. La prière, prononcée en khmer, est pleine de joie. Puis, lorsque Monseigneur Enrique Figaredo prend sa fourchette, il sait que la première bouchée de ce plat… exotique fera voyager toute la table. « Je suis né en Espagne, à Gijón, et je reste très attaché à mes Asturies natales », reconnaît cet évêque jésuite qui a débuté sa carrière, à 25 ans, dans les camps de réfugiés à la frontière thaïlandaise.
A cette époque, il a déjà eu l’illumination qui lui permet de vivre enfin en harmonie avec le divin. « Mon père, qui a toujours été modèle, était habité par Dieu. Je l’admirais d’autant plus que ma propre foi me paraissait austère. J’ai fini par comprendre, lors d’un séjour au couvent œcuménique de Taizé, en région parisienne, que le Seigneur m’offrait simplement la possibilité de le rencontrer à travers les autres.
En 2000, celui que tout le monde ici appelle Kike a été appelé à la tête de la préfecture apostolique de Battambang. Il a 41 ans. Après des années de guerre et de dictature, l’Église cambodgienne doit tout reconstruire. Le nouvel évêque déploie alors des trésors d’imagination pour faire de son territoire un lieu d’entraide où chacun accomplit son petit miracle. Ce fils d’industriel, qui a grandi dans une famille nombreuse, « et dans la bonne volonté du clan que mon père et ses frères formaient notamment », a d’abord fondé le centre Arrupe, au nom de la préfecture apostolique.
Il se consacre alors à la diversification tous azimuts de la mission. « Dans ma jeunesse, avant de m’engager dans la Compagnie de Jésus, j’ai étudié l’économie. Cela me donne du bon sens mais je préfère agir. Et force est de constater que Kike Figaredo, qui maîtrise parfaitement le khmer et les business plans, est certainement le missionnaire le plus polyvalent que l’Église ait jamais connu.
Depuis son arrivée au Cambodge et son action en faveur des anciens combattants et des victimes de la polio, Kike est surnommé « l’évêque des fauteuils roulants ». Grâce à lui, des usines de sièges à trois roues voient le jour à Phnom Penh et Battambang. Le modèle, baptisé Mékong, est spécialement adapté à la vie en milieu rural. Et récemment, lors de sa dernière visite au Vatican, l’évêque a offert au pape François un de ces fauteuils, désormais symbolique de la dignité retrouvée des Cambodgiens.
Petite ville à elle seule, la mission Arrupe gère non seulement le Lonely Tree Café, dont les churros feraient mourir un saint, mais aussi un hôtel, une coopérative agricole et même une usine textile. La mission a également développé un système de microcrédit et déployé, sur plusieurs dizaines d’hectares, des écoles, un centre de santé, une crèche, un internat, des terrains de sport, etc.
Pour lutter contre la pauvreté, son organigramme prend la forme d’une pieuvre aux tentacules puissants : la sensibilisation est destinée aux personnes handicapées et à leurs familles ; KBO (Karuna Battambang Organization) assure l’éducation des plus jeunes ; Obrum soutient l’éducation des enfants des campagnes reculées ; Anatha lutte contre le décrochage scolaire ; Karuna propose l’apprentissage des langues étrangères et de l’informatique…
« La famille royale s’intéresse à ce que nous faisons depuis longtemps. Et la reine Sophie a toujours suivi de près la situation au Cambodge. »
Dans son bureau d’Arrupe, Wen, 32 ans, veille à ce que les enseignants du centre reçoivent la meilleure formation possible. Avec une voix de crooner et un humour caustique, il s’exprime dans un anglais parfait et affiche un regard aussi tendre que malicieux lorsqu’il raconte sa première rencontre avec Kike Figaredo : « J’avais 8 ans quand ce type est venu me chercher dans mon village. ! Bien sûr, j’avais peur de quitter mon peuple, de suivre cet homme qui avait un gros nez et une barbe.» Handicapé depuis sa naissance, le jeune homme est le deuxième enfant dont Arrupe s’occupe et est aujourd’hui un acteur de premier plan pour faire tourner les roues de la mission.
A ses côtés, Elena, volontaire espagnole, participe à la gestion des projets d’apprentissage. « Beaucoup de jeunes Espagnols viennent nous aider », explique Kike. Nous recevons même le soutien du Real Madrid et de son président, Florentino Pérez, ou encore de la fondation La Caixa où travaille l’Infante Cristina d’Espagne. La famille royale s’intéresse à notre travail depuis longtemps. Et la reine Sophie a toujours suivi de près la situation au Cambodge.» L’évêque visite régulièrement son pays natal avec des danseurs traditionnels d’Arrupe. La tournée, destinée à diffuser la culture cambodgienne, est toujours inaugurée par un membre de Casa Real.
A Battambang, en 2018, Juan Urdangarin, neveu du roi Felipe VI, était l’un des volontaires de la Préfecture apostolique. En 2024, sa sœur Irène lui emboîte le pas. Tout près du terrain de football, des enfants entourent Kike pour le saluer. Bientôt, tout Battambang sera là. Comme chaque année, étudiants, enseignants, bénévoles, prêtres, filles et garçons d’Arrupe participeront à la Coupe de l’Évêque, un joyeux rendez-vous qui voit venir la presse locale et fait le bonheur de tous pendant plusieurs semaines.
Monseigneur Figaredo, qui fait chaque matin un jogging avec des jeunes de tous âges, reconnaît que le sport comme dépassement de soi ou purificateur de l’esprit confine au sacré. Tandis que les supporters prennent progressivement place autour de la pelouse, à deux pas, dans l’église, des enfants répètent autour d’un clavier. D’autres préparent les bouquets qui orneront ces lieux raffinés où l’on prie assis par terre et où la messe dominicale se termine généralement en musique, dans une simplicité rappelant certaines coutumes locales. « J’aime le bouddhisme pour ses rites très harmonieux », confie Kike, dont les oreilles sont aussi longues que celles de Bouddha.
L’évêque ne se sépare jamais de son krama, le foulard traditionnel cambodgien, et aime dire qu’il n’est pas seulement au service des catholiques. Face à l’église, une statue de la Madone raconte toute l’histoire de la préfecture apostolique. Avec son long manteau, elle protège les infirmes ainsi que ceux qui prônent la sagesse, la solidarité et la paix. A propos de l’artiste qui a signé cette représentation de la Sainte Vierge présente dans toutes les paroisses de Battambang, Kike ne vous dira pas grand chose. Pudeur oblige, il vous laissera juste deviner son nom… d’un simple clin d’œil.
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