Reprenant la métaphore préhistorique de Budapest, Emmanuel Macron a prévenu : « Le monde est composé d’herbivores et de carnivores, si nous décidons de rester herbivores, les carnivores gagneront. » En écho, à Berlin, le candidat à la chancellerie fédérale Friedrich Merz a souligné : «L’Union européenne ne pourra désormais plus se réfugier sous le parapluie américain. » Ce conservateur, qui rêve de redonner au couple franco-allemand un rôle de premier plan, appelle à une action rapide et forte. Dans un tweet, il a exhorté l’Union « poursuivre seul la politique mondiale, assumer la responsabilité de sa propre sécurité et renforcer sa propre économie ». Ces défis ne sont pas nouveaux. Mais la réélection de Trump accélère le rythme.
« Certains États membres ralentissent leurs efforts »
En termes de sécurité, la question la plus urgente sera l’aide à Kiev. Pourquoi Donald Trump devrait discuter avec Vladimir Poutine et Volodymyr Zelenskyj avant même son investiture à la Maison Blanche le 20 janvier. Le président élu, qui se vantait d’avoir mis fin aux combats “dans vingt-quatre heures”risque de réduire, voire d’interrompre, les fournitures militaires à l’Ukraine. “Plus un centime”il avait juré.
Bien entendu, l’Europe fournit déjà 50 % des fournitures militaires de Kiev. Mais il lui sera difficile de remplacer les Etats-Unis car ils n’en ont pas. “ni les capacités de production ni les réserves matérielles de l’armée américaine”souligne le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire et député européen LR.
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Surtout depuis « Certains Etats membres ralentissent leurs efforts au lieu de les renforcer »note Camille Grand, du groupe de réflexion du Conseil européen sur les relations étrangères et ancien secrétaire général adjoint de l’Otan. Cependant, nous pouvons faire bien mieux. Car l’aide militaire à l’Ukraine ne représente que 0,2 % du PIB des Vingt-Sept. « Il coûte moins cher de défendre l’Ukraine aujourd’hui que de se doter à l’avenir de budgets de défense qui pourraient atteindre le niveau de ceux de la guerre froide, face à une Russie de plus en plus agressive. » explique Muriel Domenach, ancienne ambassadrice de France auprès de l’OTAN.
La création des champions européens
Même lorsqu’il s’agit d’assurer sa propre sécurité, l’Europe est loin du compte. À partir de 2023, tous les alliés de l’OTAN devraient consacrer au moins 2 % de leur PIB aux dépenses de défense. Huit pays, dont l’Espagne et l’Italie, n’ont pas encore atteint ce seuil tandis que beaucoup, comme la France, l’atteignent à peine.
Mais la Pologne mobilise 4,1 % de son PIB et possède, avec 340 000 hommes, la plus grande armée d’Europe. “Un budget de défense égal à 3% du PIB serait nécessaire et doit être soutenu dans le temps”, souligne Camille Grand. Ce partage de la charge financière entre Européens et Américains devrait s’accompagner d’une meilleure représentation des premiers dans les structures de l’Otan.
Même si les États-Unis restaient au sein de l’OTAN, les commentaires répétés de Trump ont suscité des doutes quant à l’engagement américain. Interviendraient-ils si l’Estonie ou la Lituanie étaient attaquées ? Il s’agit donc pour les Européens de se doter de moyens de défense. Ce qui implique la création de champions européens. Un bon pari.
Dépenses militaires, échanges commerciaux entre l’UE et les États-Unis, devises dans les réserves de change des banques centrales. Crédit : Défis
« Dépensez plus, dépensez mieux »
“L’inefficacité de notre appareil militaire est illustrée par le fait que l’Union européenne dispose actuellement, par exemple, de 15 types de chars, contre un seul pour les Etats-Unis”, observe le général Christophe Gomart. La Commission débloquera environ 500 milliards d’euros sur sept ans, avec l’idée que l’argent européen ira en priorité aux équipements européens, ce qui est loin d’être le cas.
« Dépensez plus, dépensez mieux, dépensez ensemble, dépensez européen », – a insisté le commissaire à la Défense, le Lituanien Andrius Kubilius, lors de son audition devant le Parlement européen. Sa position est nouvelle. Cela démontre la volonté de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, de constituer une équipe engagée sur ces questions de sécurité. Autre signal : la nomination de l’ancien Premier ministre estonien Kaja Kallas au poste de haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.
La menace des droits de douane
Même sur le plan économique, l’Europe doit sortir de son inertie. Sous peine de relégation. Car la situation est critique : enfermée dans un carcan de normes, l’économie du Vieux Continent est au point mort, distancée par celles de la Chine et des États-Unis.
Un constat implacable développé dans les deux rapports livrés au printemps par Enrico Letta, qui préside l’institut Jacques-Delors, puis par l’ancien président de la Banque centrale européenne Mario Draghi. Dans ce sombre tableau, le retour de Donald Trump, annonceur de «L’Amérique d’abord»À cela s’ajoute la menace d’une nouvelle guerre commerciale.
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Dès son premier mandat, il avait imposé des droits de douane sur l’acier, l’aluminium, le vin et l’alcool. Une plaisanterie amicale face à ce qu’il avait promis pour son second mandat : un taux de « 60 % pour la Chine » e di « Du 10 au 20 % » pour l’Europe. « Les projections sont cohérentes, souligne l’économiste Andreas Eisl, chercheur associé à Sciences-Po Paris. On estime que le coût moyen pour les Vingt-Sept est égal à environ 1% du PIB. Et encore plus pour des économies très exportatrices comme celle de l’Allemagne, dont les États-Unis sont devenus le principal partenaire commercial, devant la Chine. » Les graves difficultés de Volkswagen, contraint de réaliser un plan social historique, en sont le symbole.
« Mesures fiscales ou techniques nécessaires »
La présidente de la commission du marché intérieur du Parlement de Strasbourg, l’Allemande Anna Cavazzini, voit cependant des raisons de ne pas paniquer : «Au cours de son précédent mandat, nous avons fait la connaissance de Trump et compris qu’il était toujours d’accord. Au lieu de nous opposer de front, nous obtenons davantage en négociant. »
L’Europe devra-t-elle répondre par des barrières douanières ? Ce ne serait pas “la bonne réponse”parce qu’au final « Le consommateur européen paiera »Le juge Gilles Moëc, chef économiste d’AXA, pour qui les droits de douane sont de 10 %. « entièrement gérable par les exportateurs européens ».
Professeur au Cnam et spécialiste du secteur, Olivier Lluansi a un avis différent : « Des mesures fiscales ou techniques seront nécessaires pour maintenir sur le sol européen une production essentielle à notre souveraineté ou vitale pour l’avenir, comme les énergies renouvelables. » Une nécessité liée, selon lui, à « différentiel de compétitivité » qui survivra « la raison de nos valeurs : modèle social, ambition environnementale et commerce éthique ».
Une stratégie industrielle concertée
Et si le salut de l’Europe résidait d’abord à l’intérieur de ses frontières ? « Nous avons besoin de moins d’exportations pour la croissance de l’Union européenneL’économiste Carlo Altomonte (Bocconi) en est convaincu. L’arrivée de Trump met la pression sur la mise en œuvre du rapport Draghi. » Ce qui pousse les Vingt-Sept à achever enfin le marché unique. Car la fragmentation, calcule Mario Draghi, coûte encore 10 % du PIB européen.
« L’absence d’intégration équivaut à un tarif douanier de 40 % entre les pays membres »renchérit l’économiste Jean Pisani-Ferry, professeur à Sciences-Po et promoteur du programme économique français en 2017. Pour peu que les égoïsmes nationaux soient surmontés, sept grands secteurs pourraient enfin être intégrés. À partir de la finance.
« L’union des marchés des capitaux peut produire des effets relativement rapidement et sans nécessiter de gros investissements »le juge Jean Pisani-Ferry. Autres potions prescrites par Mario Draghi pour relancer l’Europe : adopter enfin une stratégie industrielle concertée, donnant la première place à la décarbonation, réinvestir massivement dans l’innovation, simplifier des réglementations étouffantes.
« La bataille démocratique est loin d’être gagnée »
L’onde de choc trumpienne impose un troisième défi à l’Europe : défendre les principes démocratiques qui ont présidé à sa création. L’État de droit et la séparation des pouvoirs sont aujourd’hui menacés de l’intérieur par les autocrates populistes. Forts des élections européennes de juin, ils se sont empressés de féliciter Trump.
Il y a eu le Hongrois Viktor Orban, qui se pose en chef des « démocraties illibérales », mais aussi l’Italienne Giorgia Meloni, qui règne sur le camp eurosceptique. Devenue une interlocutrice privilégiée à la fois de Donald Trump et d’Elon Musk, elle impose un virage ultra-conservateur en Italie et pousse à une réforme institutionnelle renforçant les pouvoirs de l’exécutif. « La bataille démocratique est loin d’être gagnée au sein de l’Union européenne » s’inquiète Nicole Gnesotto, vice-présidente de l’Institut Jacques-Delors.
La lettre de Leyen
Face au risque du chacun pour soi, une Européenne se met néanmoins en avant : la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen. “Nous n’avons jamais vu un tel affaiblissement simultané de Paris et de Berlin au sein de l’Union”, observe l’eurodéputé centriste Bernard Guetta. Cela ouvre une voie à la Commission, notamment à Ursula von der Leyen qui a toujours rêvé d’être la première présidente des États-Unis d’Europe. »
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L’1ET En décembre, la nouvelle équipe de la Commission prend ses fonctions, entièrement sous le contrôle de son chef, qui a évincé l’inquiétant commissaire français Thierry Breton. « Il entame son deuxième mandat, commentaires Andreas Eislil a donc l’expérience, les réseaux et l’influence. »
L’ancien ministre allemand de la Défense a également été le premier chef du Berlaymont à mettre en musique en 2019 le concept alors très nouveau d’une commission géopolitique.
Di Delphine Déchaux, Marc Semo e Sabine Syfuss-Arnaud