jeVous n’avez pas besoin de trop forcer votre imagination pour visualiser ce que doit être ‘Eua. Une excroissance volcanique de 19 kilomètres de long et 7,5 dans sa partie la plus large – merci Wikipédia… – située au milieu de l’océan Pacifique à une dizaine de milles marins de l’île principale des Tonga. Un morceau de roche luxuriant, au relief déchiré, peuplé d’un peu plus de 5 000 habitants. Un petit échantillon du paradis polynésien. Quand Tevita Tatafu chante une « Marseillaise » qu’il a révisée malgré sa maîtrise encore rudimentaire du français, samedi soir au Stade de France, ce sont les images qui viendront probablement à l’esprit.
C’est là qu’est né le pilier droit de l’Aviron Bayonnais, âgé de seulement 22 ans, le phénomène « doté de grandes qualités de puissance, capable de faire bouger le ballon » qu’est né Laurent Sempéré, co-entraîneur des attaquants français, encore salué cette semaine. et grandi – verbe qui prend tout son sens lorsqu’il vous regarde du haut de ses 83 mètres de hauteur et de ses presque 145 kilos (attention, un chiffre sujet à débat) – jusqu’à l’adolescence avant d’entamer le voyage qu’a duré lui en France puis chez les Bleus.
“Je n’aimais pas le rugby”
Quand, assis sur les canapés de la résidence des Bleus à Marcoussis, on tend l’oreille pour tenter de « capter » sa voix maigre, on se rend pourtant compte que rien ne le prédestinait à une telle aventure : « Quand j’étais petit, je ne le prédestinais pas à une telle aventure. Je n’aime pas jouer au rugby », raconte celui qui a grandi entouré de sept sœurs et d’un petit frère. « Avant de commencer, je n’y connaissais rien. Pas même les joueurs. Nous n’avions pas de téléphone pour regarder les matchs. On écoutait juste de la musique, c’est tout. »
Sur une île qui a vu naître quatre All Blacks, dont son oncle Ofa Tu’ungafasi, il ne pouvait cependant pas rester éternellement en marge de la discipline reine du royaume des Tonga. Qui plus est, à partir du moment où les atavismes familiaux s’en sont mêlés…
« Nous avons travaillé du matin au soir. Nous ne rentrions à la maison que lorsqu’il faisait nuit. »
Le père de Tevita Tatafu était une pute. “Un homme timide et très gentil, mais très, très dur sur le terrain”, explique Toma Taufa, ancien pilier de l’aviron aujourd’hui à l’UBB et accessoirement oncle de Tevita. Sans surprise, le patriarche a fini par montrer à son fils la direction des terres Eua. « Mon oncle venait de partir en France, c’est là qu’il m’a poussé à commencer le rugby : je devais avoir 12 ou 13 ans », se souvient Tevita Tatafu.
Le destin et le taro
Ce dernier a joué pour la première fois au lycée Eua. Il se rend ensuite sur l’île principale du royaume, Tongatapu, pour rejoindre l’Apifo’ou College. « C’est là que j’ai appris à aimer ce sport, glisse-t-il. Mais sa vie quotidienne n’a toujours pas changé.
Chaque samedi, il consacrait sa journée à cultiver le taro, un gros tubercule comestible. « Nous allions travailler en montagne », décrit Tevita Tatafu, pour désigner l’intérieur d’une île culminant à 380 mètres d’altitude. « Comme nous n’avions pas de voiture, nous avons dû marcher pendant près d’une heure. Nous avons travaillé du matin au soir. Nous ne rentrions à la maison que lorsqu’il faisait nuit. C’est comme ça que je suis devenu dur. »
Toma Taufa sourit d’un air entendu : « Cultiver du taro, c’est comme faire de la musculation ! » Une activité idéale pour parfaire « sa position dans les rucks », reconnaît avec le recul Tevita Tatafu, penché vers le sol. « C’est un travail à la main et surtout au couteau car nous n’avions pas les machines pour couper la plante. »
« Mon père aimait Uini. Il a dit qu’il espérait qu’un jour je jouerais pour l’équipe de France.
Le goût de l’effort, celui qui lui a permis de s’affirmer en Top 14, Tevita Tatafu l’a sans doute affiné dans ces plantations. Aux côtés de son père : « Il était dur, pas toujours gentil avec nous quand on travaillait ensemble (rire). J’étais parfois fatigué, mais il me poussait encore et encore. ” Rude ? Oui. Mais Tevita aimait ça : il aurait pu continuer à vivre ainsi à ‘Eua. « Je pensais simplement qu’une fois mes études terminées à Tonga, je reviendrais « à la maison » pour faire du taro. »
C’était sans compter sur un improbable coup de cœur de la part de son père. « Quand j’étais petit, il aimait Uini Atonio. Il m’a toujours dit qu’il espérait qu’un jour je jouerais en équipe de France. C’était son rêve. « Aux Tonga, nous n’avons pas beaucoup de ressources pour regarder les matchs en Europe. On voit surtout des Noirs », explique Toma Taufa. « Mon père aimait particulièrement regarder les matchs contre la France », poursuit Tevita Tatafu : « Il le faisait en buvant du kava. C’est ainsi qu’il a découvert Uini. » Une drôle de coïncidence qui a contribué à changer sa vie.
Au lieu d’étudier les offres des universités néo-zélandaises, sa famille a saisi l’opportunité offerte par un appel téléphonique de Toma Taufa. «J’ai commencé à parler de Tevita à mon agent en 2018», raconte le pilier de l’UBB. «Mais il m’a dit d’attendre. En 2019, lorsque j’ai été sélectionné aux Tonga, j’ai vu que Tevita s’était vraiment pris au rugby, qu’il était très fort. Alors, j’ai dit à mon agent qu’il devait le faire venir. J’étais sûr qu’il réussirait. »
L’appel avec Uini
Tevita Tatafu n’avait que 17 ans lorsqu’il arriva à Bayonne. « C’est la première fois que je suis loin de ma famille. » Puis l’aviron, Toma Taufa était là pour l’accompagner. « Le club lui a donné une chambre à côté du stade. Mais il est venu chez moi : c’était compliqué de le laisser tranquille. La première année, il était perdu. »
Sur la Côte Basque, il avait encore de quoi se raccrocher. Une promesse qu’il faisait régulièrement à son père au téléphone. « Dès mon arrivée, mon père m’a dit : ‘Maintenant, tu vas le faire. Vous allez jouer en équipe de France. Je lui ai dit oui, je vais essayer. « Il a commencé à y croire lorsqu’il jouait en Top 14, raconte Toma Taufa. « C’est un garçon travailleur qui bouge beaucoup. Il mérite d’être là. »
Cinq ans après avoir vu son fils s’envoler, le père de Tevita Tatafu, malade, ne pourra pas être présent au Stade de France. Mais deux de ses rêves se sont déjà réalisés. En plus d’enfiler le maillot du XV de France face au Japon, sa progéniture a tenté de le contacter cette semaine. A côté de lui résonnait la voix d’un certain Uini Atonio.