C’était en octobre 2023, juste avant les vacances de la Toussaint. Professeur d’histoire-géographie de 32 ans dans un lycée de région parisienne, Stéphane (1) a ensuite donné un cours à une classe de première année, prévue au programme, sur la deuxième guerre de Tchétchénie au début des années 2000. “J’ai parlé de cette guerre en Tchétchénie en disant que parmi ceux qui se sont battus contre les Russes et pour l’indépendance de leur pays, il y avait aussi des islamistes motivés par des raisons religieuses”, explique l’enseignant, ajoutant qu’il avait dit à ses élèves que certains pays, dont la France, étaient alors capables de faire preuve d’une certaine naïveté face à « Terrorisme islamiste » dans les années suivantes.
Puis il se souvient rapidement d’un événement qui, comme beaucoup d’enseignants, l’a fait « terriblement secoué » : la mort quelques jours plus tôt de Dominique Bernard, professeur de français, tué à Arras par un jeune homme d’origine ingouche qui revendiquait ses actes au nom de l’organisation État islamique.
“Tu ressembles plus (sic) à Samuel Paty”
« Sur les 25 élèves de la classe, quatre ou cinq ont réagi. Un étudiant s’est levé et a déclaré qu’on ne pouvait pas dire que ce qui venait de se passer à Arras était un attentat islamiste. Elle a ajouté qu’il y avait des vidéos sur TikTok disant le contraire. Elle était très virulente avec un manque de respect envers moi. Je l’ai donc exclue du cours. Ensuite, d’autres étudiants ont parlé de ce que faisait Israël à Gaza en réponse à l’attaque du Hamas du 7 octobre. Ils disaient que « les fous et les morts sont partout ». J’ai répondu que ce n’était pas le moment d’aborder le sujet du conflit israélo-palestinien. Une étudiante a alors déclaré que « le Hamas devrait se débarrasser de tous les Juifs… » Face à ces propos inacceptables, je l’ai exclue également. »
Après les vacances, Stéphane retourne dans sa classe. Le premier élève exclu est présent. “Elle a retiré ses propos, affirmant que derrière le terme islamiste, elle avait ressenti une attaque contre l’Islam et contre tous les musulmans”, explique Stéphane. La deuxième élève, qui ne nie rien de ce qu’elle a dit, se présente en conseil de discipline et est sanctionnée d’une exclusion assortie d’un sursis. Puis rien ne se passe jusqu’à l’apparition, en décembre, d’un tag sur un mur de lycée. Le nom de famille de Stéphane y apparaît suivi de l’inscription “Tu ressembles plus (sic) à Samuel Paty, fdp (« fils de pute », NDLR) ».
« L’institution a réagi rapidement et efficacement »
Dès la découverte de l’étiquette, dont le(s) auteur(s) ne seront jamais identifiés, le directeur adjoint a indiqué à Stéphane qu’il devait être immédiatement retiré de l’établissement pour sa sécurité. «Je pense que le rectorat avait tiré les leçons de ce qui s’était passé passé avec Samuel Paty et qu’il était effectivement plus raisonnable pour moi d’arrêter de venir à l’école, au moins temporairement. Je me suis donc retrouvé chez moi pendant la nuit. Le commissaire de la commune où j’habite m’a appelé et m’a dit qu’une patrouille de la Bac (brigade anticriminalité) passerait chaque jour devant chez moi. C’est ce qui s’est passé. Chaque soir, la police frappait à ma porte pour voir si tout allait bien. J’ai eu le sentiment que l’institution avait réagi rapidement et efficacement concernant ma protection. Même si, à l’époque, j’étais choqué et révolté d’être assigné à mon domicile, sans pouvoir enseigner. Alors que je venais de faire mon métier d’enseignant. »
Après quelques négociations avec le rectorat, Stéphane est affecté cette année dans un lycée d’une autre ville où il se sent bien. « Nous avons convenu de revoir ma situation dans deux ans » confie l’enseignant qui a pu mesurer dans cette épreuve la difficulté de parler de certaines matières aujourd’hui, en classe. « En tant que professeur d’histoire-géographie, on se sent forcément exposé. La mort de Samuel Paty m’a beaucoup marqué, c’est une évidence. Lorsque cela s’est produit, c’était ma deuxième année de travail. Puis il y a eu Dominique Bernard tué par ce jeune homme qui, selon des témoignages, est alors entré au lycée recherche un professeur d’histoire-géographie… »constate Stéphane qui, bien qu’encore jeune dans le métier, mesure à quel point le regard des enseignants a changé. « J’ai l’impression que, pour certains étudiants, nous ne sommes plus perçus comme des personnes qui sont là pour transmettre un savoir mais comme des représentants de l’État et d’une autorité qu’il faut interpeller. Un peu comme la police. »
Malgré ce qu’il a vécu, Stéphane dit qu’il “pas peur” se présenter chaque jour devant ses élèves. « J’ai l’impression que certains enseignants, consciemment ou inconsciemment, s’autocensurent peut-être. Ils évitent peut-être certains sujets. Il y a sans doute une crainte chez certains d’être accusés d’islamophobie ou de racisme par les étudiants car il est alors difficile de se défendre. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas normal, aujourd’hui dans un pays comme la France, d’avoir peur de l’enseignement. »
(1) Le prénom a été modifié.