Coupés du monde, ces pêcheurs vivent l’enfer sur les bateaux taïwanais

Donggang (Taïwan), reportage

Dans le port de Donggang, à l’extrême sud de Taïwan, quatre Indonésiens ont posé des cigarettes à l’arrière d’un vieux bateau en attendant de repartir. Ces “ gars de la montagne » originaires de Sumatra, en Indonésie, ont appris leur métier de pêcheur sur le tas, au cours de sorties en mer de 3 à 10 mois sans entrer au port — ils ont vu Fidji, Maurice ou les Malouines, sans jamais y mettre les pieds. “ On nous demande juste de savoir nager et de suivre une petite formation de sécurité »explique Andri [*]27 ans, dont six passés sur les océans.

Taiwan est peut-être une petite île, mais elle possède la deuxième plus grande flotte de pêche hauturière au monde, derrière la Chine. Ses 1 055 navires sillonnent les océans et embauchent une main d’œuvre bon marché de 20 000 marins migrants, principalement indonésiens et philippins, qui signent des contrats de deux ans. Puisqu’ils travaillent dans les eaux internationales, le Code du travail taïwanais ne s’applique pas à eux, les condamnant à l’exploitation. Ainsi, ils ne reçoivent que 550 dollars par mois (513 euros), alors que le salaire minimum sur l’île est de 790 euros.

Les quelque 500 bateaux du port de Donggang sont des palangriers de 20 à 30 m de long. Ils déploient des lignes de plusieurs dizaines de kilomètres de long dans la mer, qui mettent jusqu’à 18 heures à remonter, selon les pêcheurs. Ensuite, le poisson (notamment le thon) est lavé à haute pression, découpé et congelé. Le carburant est rempli à partir de camions-citernes et un bateau collecteur vient de temps en temps pour récupérer les prises.

“ Quand nous quittons le port, nous nous préparons au pirejure Hadi [*]30 ans. Nous faisons face à des vagues plus hautes que le bateau. Nous travaillons avec des crochets, des lignes, des machines, des couteaux. Tout est dangereux. » Leur misère ? Du riz avec du poulet fortement rationné, ou des parties invendables de poissons pêchés, sans aucun légume.

Le pire pour lui, c’est la fatigue. “ Nous sommes douze pêcheurs et nous travaillons à tour de rôle, nous dormons cinq heures par jour sans aucun jour de congé. » Bimo [*]26 ans, continue : “ S’il y a peu de poissons, le capitaine se met en colère et s’en prend à nous. » Il a vu un coéquipier garder un hameçon profondément enfoncé dans son pouce infecté pendant un mois, jusqu’à ce que le capitaine accepte de rentrer au port du Sri Lanka, où il a dû le faire amputer.

Drames en cascade

Au cours de la dernière décennie, le secteur de la pêche taïwanais a connu plusieurs tragédies, notamment la mort incertaine du pêcheur Supriyanto en 2015, qui aurait été agressé à la fois par le capitaine et par d’autres pêcheurs. En 2016, un capitaine a été assassiné par six membres de son équipage, épuisés par un travail de vingt heures par jour.

Fin 2023, un autre pêcheur indonésien décède d’une gastro-entérite aiguë due, selon l’un de ses équipiers, à la mauvaise qualité de la nourriture consommée à bord. Mais comme le navire qui l’a embauché battait pavillon (de complaisance) du Vanuatu, un archipel de Mélanésie, l’Agence des pêches de Taiwan (ATF) ne peut pas enquêter davantage…

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Le port de Donggang et ses palangriers.
© Rémy Bourdillon / Reporterre

Les accidents sont également légion. “ Par souci d’efficacité, les pêcheurs ne sont souvent pas tenus de porter un gilet de sauvetage. S’ils tombent à la mer, ils ne peuvent pas toujours être secourus »rapporte Shih Yi-Hsiang, secrétaire général de l’Association taïwanaise pour les droits de l’homme.

La situation est si critique que le ministère du Travail des États-Unis a placé les produits de la mer taïwanais sur la liste des produits soumis au travail forcé, affectant ainsi leur accès au marché. Outre les abus déjà cités, la confiscation occasionnelle de documents d’identité ou l’isolement imposé aux pêcheurs, qui ne peuvent pas communiquer avec leur famille pendant des mois, sont d’autres indicateurs de travail forcé selon l’Organisation internationale du travail. Sans compter l’endettement des agences de recrutement : les pêcheurs de Donggang ont dû payer entre 500 et 1.200 dollars (environ 466 et 1.100 euros), prélevés sur leurs salaires, pour trouver un emploi.

Baisse des stocks

Les pêcheurs rencontrés par Reporterre ne s’interrogent pas vraiment sur les conséquences écologiques de leur activité. “ Une chose est sûre : les stocks de poissons diminuent, nous obligeant à aller plus loin et à rester plus longtemps en mer pour capturer la même quantité. »note Achmad Mudzakir, président de l’organisation Fospi, qui représente 2 300 pêcheurs migrants indonésiens.

À Taipei, le responsable local de la campagne océans de Greenpeace, Yuton Lee, en sait plus. “ Les palangriers ont un taux de prises accessoires élevéelle explique, des tortues, des requins ou encore des albatros qui s’accrochent aux hameçons en plongeant. J’ai déjà vu un requin relâché simplement en coupant la ligne, il n’est pas certain qu’il ait survécu. »

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“ Il y a désormais obligation d’avoir dix heures de repos par jour, mais je ne connais aucun pêcheur qui en profite », déclare Achmad Mudzakir, le président de la Fospi.
© Rémy Bourdillon / Reporterre

Pêche illégale, non déclarée et non réglementée (AUBERGE), est l’autre fléau puisqu’il toucherait 20 % des captures mondiales. En 2022, Greenpeace a enquêté sur Fong Chun Formosa (FCF), l’un des 3 plus grands négociants de thon de la planète, et a souligné que cette société taïwanaise s’approvisionnait en poisson auprès de treize navires figurant sur la liste taïwanaise des navires coupables de pêche AUBERGE. Parmi ses clients, FCF Compte Thai Union, propriétaire de la marque Petit Navire.

Taiwan a commencé à mieux contrôler la pêche AUBERGE après que l’Union européenne lui ait donné un carton jaune en 2015 (levé en 2019) pour son manque de coopération. Ses navires doivent donc désormais être équipés d’un système d’enregistrement de leurs mouvements. “ Le gouvernement ne se montre actif que sous la pression de la communauté internationale.soupire Yuton Lee. De même, il a fallu attendre d’être inscrit sur la liste du travail forcé pour qu’un plan d’action sur les droits de l’homme voie enfin le jour. ! »

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L’avant d’un bateau de pêche, avec le moulinet.
© Rémy Bourdillon / Reporterre

Dans ce cadre, les salaires ont été augmentés et des caméras devront être installées sur tous les bateaux pour surveiller d’éventuels mauvais traitements. “ Il y a désormais obligation d’avoir dix heures de repos par jour, mais je ne connais aucun pêcheur qui en profite »ajoute Achmad Mudzakir, qui dit “ j’apprécie ces mesures »mais doute de leur réelle application.

Yuton Lee regrette que nous nous en tenions au service minimum. “ Le gouvernement pourrait développer des programmes d’intelligence artificielle pour détecter les prises accessoires ou les ailerons de requins grâce aux caméras qui seront installées.elle illustre. Mais il ne fait pas preuve d’initiative. »

Un peu de wifi, beaucoup d’impact

Depuis plusieurs mois, les pêcheurs mènent un nouveau combat qui permettrait d’améliorer leurs conditions de travail à moindre coût : l’installation de connexions wifi sur tous les bateaux. Cela leur permettrait de contacter immédiatement quelqu’un à terre en cas d’abus ou de violences à bord, mais aussi de consulter la télémédecine s’ils sont malades et d’avoir des nouvelles de leurs proches restés au pays.

Des manifestations sont organisées lors des grands événements comme le Seafood Expo de Boston (États-Unis) ou de Barcelone (Espagne) pour obtenir ce droit à la communication. La Taiwan Tuna Association (qui représente l’industrie) n’est pas très réceptive : “ Si les membres de l’équipage sont excessivement préoccupés par la situation à la maison, cela pourrait affecter leur humeur au travail, voire conduire à des accidents du travail ou à des disputes. »a déclaré son porte-parole.

Pour l’instant, seuls quatre-vingt-douze bateaux de pêche hauturière taïwanais disposent du Wi-Fi et acceptent de le partager avec les pêcheurs, parfois cinq minutes par jour. Là ATFjugé “ trop proche de l’industrie » par de nombreux militants, est ouverte à l’idée, mais ne veut pas l’imposer : elle propose de proposer des subventions pour équiper les bateaux, et nous dit espérer que 300 seront équipés d’ici quatre ans.

Encore des petits pas, dans la tradition d’un secteur habitué à évoluer loin des radars. Pas de quoi préserver les océans des ravages causés par la pêche industrielle, mais de quoi sauver quelques pêcheurs.

 
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