« Il n’y a plus de patients naïfs qui ne savent rien »

« Il n’y a plus de patients naïfs qui ne savent rien »
« Il n’y a plus de patients naïfs qui ne savent rien »

ELLE. – Au début du livre, vous constatez que, dans votre discipline, le diagnostic est plus complexe qu’il n’y paraît. Pourquoi ?

Sylvie Wieviorka. La médecine est une spécialité médicale. A l’école, on nous apprend à observer et à examiner pour avoir un certain nombre d’éléments et s’orienter vers un certain diagnostic. Pour la psychiatrie, c’est beaucoup plus compliqué car il y a toute une série de signes. D’abord, l’observateur est important. Par exemple, l’étrangeté est un critère pour la schizophrénie. Mais au fond, qu’est-ce qui est étrange pour vous ? Ou pour moi ? Pour tout ce qui est psychologique, c’est encore plus puissant car on est pris dans nos propres repères. Et ça biaise un peu l’observation. On me pose souvent la question du diagnostic mais je ne me pose pas forcément la question en ces termes. Je me demande plutôt ce que je vais pouvoir faire pour améliorer le quotidien du patient. Je pense qu’avoir un diagnostic fiable, objectif et certain est extrêmement complexe. Il y a des cas faciles, je dirais, mais il y a beaucoup de cas pour lesquels c’est compliqué. Les convictions, les croyances et le regard du professionnel jouent un rôle majeur.

ELLE. – Vous évoquez la spasmophilie ainsi que l’hystérie, qui sont des pathologies qui ont disparu. Comment, concrètement, une pathologie peut-elle disparaître ?

SW Ce n’est pas qu’elles disparaissent, c’est qu’on les appelle différemment. Comme l’hystérie féminine, qui était à la mode à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. On ne voit plus ces formes, ça ne veut pas dire qu’il n’y a plus de femmes qui vont mal. C’est juste que les manifestations cliniques du malaise sont différentes. Pour la spasmophilie, c’étaient des jeunes filles qui s’évanouissaient, par exemple. Maintenant, on parle plutôt d’attaques de panique, de crises… Ce n’est pas qu’elles cessent d’être malades, ça s’appelle différemment et ça se manifeste aussi différemment. C’est ça qui est assez dérangeant. Les manifestations ne sont pas exactement les mêmes.

ELLE. – Dans votre chapitre sur l’éducation, vous affirmez que les parents ne sont pas obligés de se mettre d’accord sur l’éducation de leurs enfants, pourquoi selon vous ?

SW Pourquoi être deux si c’est pour parler d’une seule voix ? Un enfant peut comprendre qu’il y a certaines choses qu’on peut demander à papa et d’autres à maman, même pour les couples de même sexe. Je ne dis pas que c’est un crime d’être d’accord mais s’il y a un désaccord, on peut absolument l’assumer et l’afficher. De cette façon, les enfants deviennent plus astucieux. Cela fonctionne de la même manière dans la société, tout le monde n’est pas pareil. Comment espérer avoir exactement la même approche et le même ressenti que son partenaire avec qui on élève un enfant ? Je pense qu’il est beaucoup plus riche d’assumer un certain degré de désaccord, sans s’expliquer devant l’enfant si possible.

Un enfant peut comprendre qu’il y a certaines choses qui peuvent être demandées à papa et d’autres à maman.

ELLE. – Aujourd’hui, nous nous préoccupons davantage de l’éducation que les générations précédentes. Vous faites un constat différent dans le livre. Qu’est-ce qui a changé dans les préoccupations des parents ?

SW J’ai l’impression que les attentes sont extrêmement élevées, surtout dans les classes moyennes et supérieures. On attend beaucoup des enfants, comme si leur avenir se décidait dès leur plus jeune âge. C’était déjà le cas dans les années 80. Mais aujourd’hui, la parentalité est plus désirée que pour les générations précédentes. Je pense que nous investissons d’autant plus dans l’enfant désiré, en nous sentant d’autant plus responsables. De nombreux parents voient aujourd’hui leurs enfants comme un indicateur de leur réussite. Ce phénomène s’est accru ces dernières années.

De nos jours, de nombreux parents considèrent leurs enfants comme l’indicateur de leur réussite.

ELLE. – Vous évoquez la médicalisation de l’échec scolaire. Pourriez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?

Aujourd’hui, l’Éducation nationale a l’obligation d’intégrer tous les enfants dans une école inclusive. C’est une très bonne idée, mais les moyens et la formation ne sont pas là. Dans un certain nombre de classes, certains enfants sont difficiles, sans aide des enseignants pour les prendre en charge correctement. Ici, cela peut aussi être un facteur d’exclusion. Tout enfant qui perturbe une classe, parce qu’il n’arrive pas à apprendre ou qu’il a des problèmes de comportement, est étiqueté comme un enfant à problèmes. Alors que l’école devrait avoir une réflexion constructive et sereine sur ce type de sujet. Selon l’école, ce n’est pas un système dysfonctionnel, ou l’interaction entre l’enseignant et l’enfant qui est le problème, c’est l’enfant qui a un problème. Donc, à ce moment-là, on extériorise le problème. On propose aux parents la solution de les envoyer chez un orthophoniste – ce qui peut être une bonne idée – mais si ce n’est pas possible, un médecin généraliste va prescrire des antidépresseurs ou des sédatifs ou les orienter vers des structures spécialisées. Cette école inclusive est effectivement une belle idée mais paradoxale en partie parce qu’elle n’est pas faite correctement. Par conséquent, on finit par pathologiser un certain nombre d’enfants qui, dans d’autres contextes, ne s’en sortiraient pas aussi mal et pourraient se développer normalement.

Tout enfant qui perturbe une classe est qualifié d’enfant à problèmes.

ELLE. – Avec Internet, les patients sont mieux informés. Qu’est-ce que cela change pour les professionnels ?

SW Pour nous, cela signifie accepter de discuter, ne pas être tout-puissant, ne pas être le seul à savoir, accepter qu’il y ait un savoir partagé. Ce que les patients savent n’est pas forcément stupide, indigne et sans valeur. En effet, cela nécessite un dialogue d’une nature sans doute un peu différente. Il n’y a plus de patients naïfs qui ne savent rien.

ELLE. – Quel a été le changement majeur dans la prise en charge des addictions en ?

SW D’abord, ce qui a changé, c’est la nature des substances consommées et leur quantité pour modifier le psychisme. Mais ce qui a surtout changé, c’est la manière d’aborder l’addiction. Avant, le but du traitement était d’arriver à l’abstinence. Vous arriviez chez le médecin, alcoolique, en consommant trois litres par jour par exemple. A partir d’aujourd’hui, plus une goutte ! Mais dans la réalité, c’était extrêmement difficile à maintenir. Les patients rechutent. Et puis, au fil des années, on a développé une politique de réduction des risques. Il faut encore essayer de prendre en charge et d’aider les personnes qui ne peuvent ou ne veulent pas arrêter toute consommation. C’est une position beaucoup plus relative. Il faut ensuite se demander comment améliorer leur situation. Par exemple, pour quelqu’un qui boit, je demande d’abord quel est le problème. Si, systématiquement, après le troisième verre, la personne ne sait plus ce qu’elle fait, se met complètement nue et oublie tout, la discussion va porter sur comment l’aider à arrêter après le deuxième verre. Pour les drogues, on a développé des méthodes thérapeutiques qui consistent à trouver des moyens d’accommoder la consommation plutôt que d’être radicales. Ces politiques ont néanmoins apporté d’excellents résultats.

ELLE. – Qu’est-ce que la « troisième vague psychique » post-COVID que vous évoquez a changé dans la société ?

SW. C’est une prise de conscience de l’importance de la santé mentale. J’ai par exemple été impressionnée par la place donnée au coach psychologique pendant les Jeux olympiques. Je ne me souviens pas que ce soit le cas avant. Maintenant, tout le monde a pris conscience que pour être efficace, il faut avoir un équilibre psychologique et, éventuellement, de l’aide. On ne peut pas juste vivre derrière un écran. C’est paradoxal car des consultations vidéo, etc. se mettent en place. Mais finalement, même les personnes qui sont connectées toute la journée au téléphone ou à un écran peuvent souffrir de solitude. Cela ne vaut pas une bonne relation humaine incarnée, sensible, etc.

Même les personnes qui sont connectées à leur téléphone ou à leur écran toute la journée peuvent souffrir de solitude.

 
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