Même pour un Grand Cru Classé « c’est un choc de voir les prix affichés sur certains vins de Bordeaux »

Même pour un Grand Cru Classé « c’est un choc de voir les prix affichés sur certains vins de Bordeaux »
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Grands crus de 1855 et petits Bordeaux vendus à moins de 3 € ne sont pas sur des planètes différentes et doivent rester unis pour entretenir le réseau commercial selon Bruno-Eugène Borie, propriétaire du Château Ducru-Beaucaillou (105 hectares de grand cru classés en 1855 à Saint-Julien). Belle conversation à l’occasion de la première vente aux enchères de la maison Baghera en qui s’annonce un record, alors que la dynamique du marché pose des questions pour toute la pyramide bordelaise (avec certes des enjeux de fin de mois sensiblement différents…).

V


ous célébrons les 300 ans de la propriété et vos 20 ans à sa tête avec une vente exceptionnelle : ce dimanche 23 juin dans vos caves de Saint-Julien. Qui offrira des cadeaux à qui pour ces anniversaires : le vendeur, Ducru-Beaucaillou, en se séparant de ses bijoux de famille, ou les acheteurs, valorisant le travail accompli sur ce grand cru classé ?


Bruno-Eugène Borie : Tout le monde fera un pas vers l’autre ! Et le 22 juin, c’est mon anniversaire… Avec cette vente, il y a quelque chose qui reflète clairement l’esprit d’une propriété familiale. Le cadeau est de nous offrir cette collection et de le faire de manière unique, pour la première fois dans un château comme lieu de vente. Ce sera un immense honneur de voir des gens venir enchérir avec nous sur des vins, sur des bouteilles témoignant de la succession familiale remontant à 1887.


Comment avez-vous choisi les 3 303 bouteilles mises en vente ? Il vous en reste dans votre vinothèque pour l’avenir ou vous avez décidé de vendre tous les vins qui approchent de leur date de péremption ?

Nous avons choisi de proposer une gamme assez large. Depuis 2003, date à laquelle je m’occupe de la propriété, 85 à 90 % de nos vins sont vendus en primeur et de petites quantités sont distillées de manière exceptionnelle : l’ouverture d’un restaurant ou d’une nouvelle cave, l’anniversaire d’un client… Nous sont plus généreux sur les jeunes années, nous avons peu de millésimes avec moins de potentiel de garde en réserve, mais des millésimes plus puissants pour l’avenir. C’est le souhait initial, car tout dépend des conditions du marché.

Mais attention, les petits millésimes peuvent réserver de grosses surprises. Le critique anglais Neal Martin est passionné par les petits millésimes et m’a demandé des bouteilles des années 1960. Ces vins se portent très bien, ce sont souvent de très bonnes surprises car nous sommes préparés psychologiquement et nous attendons moins de petits millésimes. Le maître du vin canadien Tracey Dobbin nous a organisé des dégustations verticales très intéressantes, avec de belles surprises sur le millésime 1954 par exemple. Ce n’est pas l’année du siècle, mais c’est celle qui nous a le plus étonné. Comme si sur un millésime très modeste de 70 ans le terroir commençait à marquer plus que le millésime.


Quand on met en vente une bouteille du millésime 1887, offre-t-on une bouteille de collection à ne pas ouvrir ou à déguster pour ouvrir une capsule temporelle sur le passé ?

On n’ouvre pas souvent des vins aussi vieux. Durant mes 20 années à la tête du château nous avons eu l’occasion d’ouvrir une bouteille de 1888. C’est une belle leçon : il n’y a eu aucune erreur œnologique (pas d’acidité volatile, pas de Brettanomyces, pas d’odeur animale…). Il avait une robe très carrelée et rosée, un nez encore vif et un goût porté par une acidité puissante. Ce sont des moments d’émotion. Mon voisin Henri Duboscq (Château Haut-Marbuzet) m’a dit que dans un verre de vin, il y a le vin et la part de rêve au-dessus. En ouvrant un 1888, on se projette sur ces époques, les enseignements de Louis Pasteur et d’Ulysse Ribéreau-Gayon… On se connecte avec ces générations.


Dans les grands vins, la part de rêve est valorisée. Comment réagissez-vous aux estimations de Baghera Wines pour les différents lots ?

Ce sont des spécialistes qui se basent sur des devis similaires. La valeur est augmentée par le fait qu’il s’agit de vins qui ne sont jamais sortis du château. Ils n’ont jamais souffert des conditions de transport ou de stockage. Ils sont situés dans les voûtes sous le château, dans un état d’humidité et de fraîcheur satisfaisant. Et toutes ces bouteilles sont d’un bon niveau.


Dans les lots, on retrouve une barrique de Château Ducru-Beaucaillou millésime 2022 estimée entre 45 et 90 000 €. Alors que le fût de Bordeaux rouge 2023 se négocie actuellement à moins de 1 000 €, comment expliquer cet écart important ? Cela explique-t-il le manque de clarté dans l’offre des vins de Bordeaux, allant du premier prix aux grands crus classés inabordables pour le commun des mortels ?

C’est une bonne question à vous poser. Et honnêtement, nous nous le demandons. J’habite dans la propriété et nous avons des amis dans des domaines beaucoup moins valorisés aujourd’hui. C’est un choc de voir les prix affichés sur certains vins de Bordeaux et c’est une émotion de savoir que ceux qui l’ont produit ne le vendent même pas au prix coûtant. J’en suis conscient, je me sens du même monde. Nous sommes sur une pyramide, il y a des collègues au-dessus de nous qui en sont également conscients. C’est une notion d’appartenance sincère. Nous sommes totalement solidaires de nos collègues.

Les crus classés ont connu un bon parcours tandis que la consommation a évolué. Le vin était encore un aliment dans les années 1960. Je me souviens qu’au pensionnat dans les années 1970, on avait du vin légèrement dilué sur la table (mais on n’en buvait pas, ce n’était pas bon). Les producteurs de vins de gastronomie ont disparu, les grands vins sont devenus plus exceptionnels grâce aux progrès de la science. Bordeaux atteint des sommets œnologiques pratiques grâce à Ribéreau-Gayon, Émile Peynaud, Axel Marchal… Nos vins se démarquent à travers le monde.

Et je crois aussi, pour en avoir parlé avec des banquiers et des gens siégeant dans des organismes viticoles, qu’il reste des gens dans toutes les strates du vignoble qui se portent encore bien. Même dans les AOC les plus modestes. Il y a encore de l’espoir pour ceux qui produisent de la qualité et qui ont la chance d’avoir de bons contacts sur les marchés. Nous sommes au milieu d’une révolution, pas seulement dans le vin. Et il n’y a pas que Bordeaux qui souffre.


Dans le vignoble girondin on voit souvent les grands vins comme une locomotive qui a lâché le wagon des petits vignerons…

Les moments de consommation sont totalement différents entre les deux. Mais il faut regarder la base de la pyramide. S’il craque, c’est dangereux pour le haut du spectre. Si du coup il n’existait plus de structure de distribution pour les Bordeaux standards d’entrée de gamme, de nombreux acteurs n’auraient plus intérêt à avoir des acheteurs spécifiques à Bordeaux. Voire même une filiale de trading comme Carrefour pour réaliser leurs acquisitions. Et puis, où iront nos vins ? Si la chaîne n’est plus viable aujourd’hui, elle se brisera et les autres vins ne pourront plus bénéficier d’une logistique mutualisée.


Les grands crus classés sont-ils épargnés par la crise viticole bordelaise actuelle ? En termes d’image, de déconsommation et d’inflation, alors que le portage des actions inquiète le commerce avant les primes 2023…

Nous sommes dans une période d’observation et d’adaptation. De nombreux acteurs du monde vitivinicole ont arrêté ou réduit drastiquement leurs achats, pour s’adapter à ces nouvelles conditions économiques de stockage. Avant de stocker ça ne coûtait rien, c’était super, mais quand ça coûte 5 à 6%… Les acteurs réduisent leurs stocks, c’est l’enjeu à court terme avant le changement des modes de consommation qui est à moyen terme pour recruter de nouveaux consommateurs. Nous avons de nouveaux concurrents, pas seulement le vin, mais aussi les cocktails, les produits sans alcool… Et bien sûr, nous vivons des chocs internationaux : la Chine, qui était un pays tellement prometteur, souffre actuellement. Je ne parle pas de la , pas plus que de l’Ukraine.

A court terme, il faut satisfaire la consommation qui devra reprendre au bout de 9 mois lorsque les marchés seront à l’arrêt. Nous pouvons être optimistes. Tout l’enjeu est d’intéresser les consommateurs. Le millésime 2023 est une grande année, un millésime sérieux et de très bonne qualité. Nos vins occupent une place élevée dans la hiérarchie des millésimes récents. Il va falloir promouvoir ce vin. On peut garder confiance. Il faut avoir de bonnes raisons d’acheter : la qualité est excellente, les prix sont corrects et les conditions financières de paiement sont satisfaisantes. Ce sont ces trois éléments que nous examinerons.


Pour les enchères, vous effectuez une tournée promotionnelle en Amérique du Nord, en Asie et en Europe en mai et juin 2024 : les grands vins doivent-ils être davantage présents sur le terrain en soutien aux commerçants ? Comme le Château d’Yquem qui accompagne la commercialisation de ses nouveaux millésimes sur les marchés ?

Assez. Le Château d’Yquem connaît un grand succès à Bordeaux ces dernières années. Ils ont su démontrer leur capacité à rebondir après un marché difficile du Sauternais. C’est un bel exemple pour raviver la flamme. Aller sur les marchés est l’occasion idéale de rencontrer un nouveau monde. Notre visite est organisée par la maison de ventes Baghera. Ce sont essentiellement leurs clients que nous allons rencontrer. Je dois rencontrer de nouveaux consommateurs, jeunes et modernes.


Beaucoup plus historique, comment voyez-vous le dispositif de la place de Bordeaux ? Le système des courtiers et des commerçants est-il toujours d’actualité alors qu’il semble que chaque année le score soit le même : les commerçants exigent des baisses de prix pour attirer les acheteurs et les propriétaires ne veulent pas dévaluer leur travail ?

En effet, nous n’avons jamais vu un commerçant demander d’augmenter les prix. Mais je trouve que ce lieu bordelais a quelque chose d’éminemment naturel. Sa flexibilité le rend pertinent. Nous comptons aujourd’hui 1 200 clients Ducru-Beaucaillou à travers le monde (acheteurs de première main derrière le commerce). De temps en temps, il peut y avoir des problèmes, des frictions, mais ce n’est pas un hasard si elles sont toujours là. C’est un système organique, qui doit sans doute évoluer.

Pour les courtiers, ils sont en action aujourd’hui. Cela peut paraître démodé, mais je vois des jeunes qui ont fait Agro Paris/Montpellier/Toulouse. Il y a du jus de cerveau dans le trading et le courtage ! Nous pouvons être optimistes.

 
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