Butler, Alimi et « l’éthique », par Frédéric Lordon (Diplo blogs, 28 mars 2024)

Lioubov Popova. – “ Construction-Espace-Force », 1921

L’intervention il y a un mois par Judith Butler continue de faire sensation. Judith Butler a dit : résistance » – et a pu mesurer ce qui a suivi. Arie Alimi rétorque « éthique de la résistance « . Nous avons compris le fond du problème : il s’agira de juger – donc de condamner. C’est ce que “ terrorisme » : produire une condamnation dont la seule fonction est que rien ne puisse être ajouté derrière. Mais “ terrorisme » c’est au niveau de Macron, BHL ou Léa Salamé. Entre intellectuels, nous passerons donc par l’éthique et la philosophie morale. Parce que pour émettre une condamnation fondée, nous devons avoir une norme de ce qui est juste et de ce qui est injuste. C’est à cela qu’Alimi ramène Butler. Disons que Judith Butler n’était pas entièrement à l’abri d’une objection de cette nature. Objectivement, une partie de sa propre philosophie l’exige. C’est la possibilité de ce porte-à-faux qu’Arié Alimi a utilisé.

La philosophie morale a toute sa dignité, et la réflexion éthique son domaine propre, cela va de soi. Elle devient problématique lorsqu’elle sort de son ordre, comme dirait Pascal, et lorsqu’elle entend annexer, ou du moins détourner, la lecture d’un événement qui appartient en premier lieu à un autre registre, entre autres celui de la philosophie politique. .

Ce n’est pas un hasard si le mot « éthique » a proliféré au cours des dernières décennies, et on sait parfaitement à quoi cette prolifération a servi : une vaste entreprise de dépolitisation. Dont le capitalisme néolibéral aura été le premier, sinon le premier bénéficiaire. Les affaires sont éthiques, la finance est éthique ; comme Total, Orpéa dispose d’un comité d’éthique ; notre consommation doit être éthique, notre tri des déchets aussi.

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Cela ne veut pas dire que la philosophie éthique n’est que de l’eau de vaisselle. Mais qu’il existe un climat intellectuel général, et que, même à distance, la philosophie enregistre ses effets, dans les problèmes qu’elle choisit de poser. La pensée politique aussi. Dont les axes de réflexion immédiate sont pré-orientés, sans qu’elle en soit toujours très consciente. C’est pourquoi, le plus souvent, quand on entend « éthique », tendons l’oreille : il y a peut-être dans l’air un problème posé de manière absurde. De toute évidence, avec l’objection d’Alimi à Butler, nous sommes exactement là. Ce n’est pas tellement ça éthique de la résistance » cela ressemble à une manière de gagner sur tous les fronts – nous avons dit résistance, mais nous ajoutons qu’elle doit rester raisonnable. Il s’agit seulement de mettre immédiatement le mot « éthique », toute lecture strictement positive, c’est-à-dire causale, de l’événement se trouve faussée, voire empêchée, par réduction immédiate dans la logique du jugement.

Or il faut d’abord produire cette lecture positive, et la produire jusqu’au bout, au moins pour éviter le ridicule scolastique du jugement éthique suspendu dans l’air. Il s’avère que là où on nous dit à satiété que tout est complexe, cette lecture est non seulement accessible mais tragiquement simple. Il part de l’hypothèse que, parmi les combattants du Hamas, le 7 octobre, il n’y en avait probablement aucun qui n’avait pas subi auparavant l’assassinat par Israël de ses proches les plus chers, qui n’avait pas tenu dans ses bras le corps d’un enfant, d’un parent, un mari ou une femme aimé, déchiré par les balles ou écrasé par les bombes. Que fait une personne qui y est allée ? ? Il engage. Il s’engage pour une cause plus grande que lui, qui dépasse ses propres motivations, mais qui est aussi alimentée par ces motivations. Il s’implique parce qu’avant de vouloir la libération nationale, il voulait se venger. Mais la vengeance n’est pas juste, elle n’est pas éthique : c’est la vengeance. Et elle est sanguinaire. Celui qui veut se venger est possédé d’une rage meurtrière.

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En 75 ans, Israël a suscité une colère vengeresse à l’échelle d’un pays tout entier – et nous préférons ne pas penser à ce que les événements actuels y ajoutent. On comprend bien qu’à force de rassembler tous ces destins brisés, devenus autant de destins vengeurs, on risque tôt ou tard que des choses terribles s’ensuivent. Abominable, peut-être. Et on voit au passage qu’il n’y a pas besoin d’invoquer l’éthique pour en être horrifié, ou bien seulement une éthique minimale, simple respect de toute vie humaine. Car oui, les crimes du 7 octobre nous laissent horrifiés. On se souvient des derniers mots de Kurz dans Au coeur des ténèbres : “ horreur, horreur « . Et Conrad ne fait pas d’éthique.

Nous savions que, dans l’ordre des opérations intellectuelles, condamner est radicalement hétérogène à comprendre, ce à quoi il fait obstacle la plupart du temps. Mais nous voyons que, même dans le cadre des sentiments moraux, condamner se distingue de l’horreur. Nous avons besoin d’un équipement éthique assez modeste, sans beaucoup d’appareil normatif sur le juste et l’injuste, pour être horrifié. L’éthique n’est en aucun cas indispensable pour produire ce qu’elle seule croit pouvoir produire : le sentiment d’horreur. Ce sentiment ne découle pas d’une réflexion préalable sur ce qui est juste et ce qui est injuste. L’horreur n’est ni justifiée ni injustifiée : c’est l’horreur.

La grammaire de la justification n’est pas ici seulement superflue : c’est une impasse intellectuelle. Alimi a écrit à Butler que “ la contestation des termes terrorisme et antisémitisme va dans le sens d’une justification politique et morale des actes du 7 octobre ». Tout est faux dans cette phrase, à entendre : tout est absurde, rien n’a de sens, tout est mal construit – et surtout tout est parfaitement scandaleux. Finalement “ terrorisme » n’était pas réservé à BHL et Léa Salamé.

Sans surprise, Alimi cite ensuite Sartre – qui « justifié » le sombre mois de septembre des JO de 1972. Il aurait dû citer Fanon – que Sartre préfaçait pourtant. Fanon ne justifie rien. Il ne fait pas d’éthique : il fait de physique décoloniale. Il dit : voilà comment cela va se passer, et voilà pourquoi. En d’autres termes, il est matérialiste. Être matérialiste, c’est analyser un paysage de forces, comprendre comment elles se déterminent mutuellement, anticiper dans quelle direction probable pourrait conduire leur résultat, et si ce résultat ne nous plaît pas, penser à l’intervention d’une force supplémentaire qui aurait été non pas dans le paysage initial mais qui pourrait changer la dynamique globale. C’est ça être matérialiste.

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La tragédie de la pensée éthique est qu’elle est inévitablement idéaliste et individualiste. Elle fera alors appel aux principes, en imaginant qu’ils ont une certaine force qui leur est propre, puis à l’effort des individus. À leur effort éthique, à leur discernement en matière de justice et d’injustice. Si quelqu’un a envie de donner des recommandations éthiques à Gaza en ce moment, et n’hésite pas à se faire connaître, nous les examinerons. A défaut de faire le chemin et comme, forcément, l’éthique, une fois libérée, prolifère, Alimi fait désormais appel à cela » de l’intellectuel « . Bien sûr, pour sommer l’intellectuel d’arrêter de dire « résistance » sans le soumettre à une éthique de résistance. On pourrait aussi considérer que si, extraordinairement, l’éthique pouvait trouver sa place dans la situation actuelle, elle devrait être laissée davantage à ceux qui y souffrent et se battent qu’à ceux qui regardent de loin.

Mais tout cela respire tellement d’humanisme bourgeois. C’est un pli, et lui non plus ne peut pas être retiré. Alimi reprend de Butler l’idée que “ les moyens que nous utilisons reflètent le monde que nous voulons créer »mais pour l’affliger à nouveau d’un recodage éthique dont il n’a en fait pas besoin : on peut se donner une compréhension tout stratégique et politique.

Contre la dynamique de vengeance, il n’y a qu’un seul moyen et un seul : l’interposition d’un tiers – une institution – capable de produire une condamnation, mais légale, et une réparation. C’est ça, pas le “ principe éthique », mais la force d’intervenir dans la situation.

Derrière les attentes d’une guerre de libération contre un oppresseur colonial se cachent les forces actives de la vengeance. Ce n’est pas l’invocation de principes éthiques qui pourra les modérer. La vengeance est une réciprocité négative chimiquement pure, et contre la dynamique de vengeance, il n’y a qu’un seul moyen et un seul : l’interposition d’un tiers – une institution – capable de produire une condamnation, mais légale, et une réparation. C’est ça, pas le “ principe éthique “, mais le force pour intervenir dans la situation. Or : qui en a vu un tiers en Palestine ? Qui a vu la réparation ? Typique de toutes les situations coloniales, les arriérés de réparations s’accumulent sur une longue période, 75 ans en l’occurrence, promettant une explosion encore plus violente avec le temps. Et les Palestiniens devraient se doter d’un « éthique de la résistance » quand ils se lèvent ? Mais dans quel monde vivent les gens qui peuvent dire de telles choses ? ? Le tiers parti est absent, et les pouvoirs qui pourraient le remplacer se sont outrageusement rangés du côté de l’oppresseur. Faut-il s’étonner qu’après 75 ans les choses tournent mal, parfois même abominables.

Peut-être que nous n’y mettrons pas fin si rapidement. On dira par exemple que vouloir à tout prix soustraire l’éthique à l’analyse finit par nous faire oublier de quoi elle est capable. Comme cet homme cruellement endeuillé lors des attentats de 2015 à Paris, qui a trouvé, on ne sait comment, la force d’écrire « Ils n’auront pas ma haine », et qu’il s’agit bien d’un mouvement éthique, d’un admirable mouvement de l’âme elle-même. Et c’est vrai, ça l’est. Mais voilà, nous ne construisons pas de politique sur l’hypothèse de miracles individuels. De plus, pour des événements de cette nature, c’est le corps politique, transcendant les individus, qui est responsable, avec des moyens normalement orthogonaux à la haine et à la miséricorde : les moyens de justice – non pas de justice éthique mais de justice judiciaire. Cette forme d’interposition qui fait tant défaut à Gaza.

On dira aussi que toute cette affirmation est incohérente, puisqu’à la fin de la fin, il prend parti – donc ne maintient pas son registre de positivité jusqu’au bout. C’est vrai : il prend parti. Mais selon aucun argument de justification. Nous prenons parti en regardant laquelle des deux colonnes de préjudice subi est la plus importante. On regarde, et la décision est vite prise. En fin de compte, c’est simple, simple – et laid – comme une situation coloniale : il y a un oppresseur et il y a un opprimé. Certains soutiennent qu’à propos du 7 octobre, toute réflexion devrait commencer par « terrorisme « . Non, elle devrait partir .

 
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