L’automne s’éternise à Uji, une ville sans prétention au sud de Kyoto. Les érables, camphriers et savonniers commencent à prendre des couleurs flamboyantes. L’air est doux, le ciel céruléen. Si vous écoutez attentivement, vous pourrez entendre le gazouillis de l’uguisus, une sorte de moineau dont le délicieux gazouillis plaît aux oreilles. Or, ce dimanche, une agitation toute particulière règne dans le gymnase de la ville. Aux alentours se trouvent les yakinikus, des étals de viande trempés dans de la sauce soja, du vin de riz doux et du poivre, puis grillés au barbecue. A l’intérieur, dans des stands bien garnis, les gens beuglent, haletent, tonnent, entre deux bouchées d’algues séchées.
Au centre de l’enceinte, une plateforme constituée de bottes de paille de riz recouvertes d’argile tassée, de 6 mètres de côté et 60 centimètres de hauteur. Un ring où se déroulent des combats exclusivement féminins dans un sport que l’on croyait réservé aux hommes fortement obèses : le sumo. Sur ce dohyo, préalablement béni par un prêtre shinto et sur lequel est dessiné un cercle sacré de 4,55 mètres de diamètre, des centaines de jeunes filles de tous âges et de toutes tailles s’affrontent pour les championnats non officiels de sumo féminin japonais. Un événement qui n’a lieu qu’une fois par an.
Tout est très codifié. Les deux lutteurs exécutent d’abord un chiri-chôzu : chacun, accroupi face à son adversaire, étend les bras horizontalement de chaque côté, paume vers le haut, puis baisse les paumes avant de croiser les bras. Puis c’est le grab, où chaque masse lancée tente de pousser l’autre hors du cercle. « Ce sport est tellement bon, rapide et simple. Juste un corps contre un autre corps », commente Yua Inamura, « Little Miss Sumo », 9 ans. Très rondelette, elle est venue en avion de Kumamoto, sur l’île de Kyushu, pour s’imposer dans sa catégorie d’âge et de poids. «J’espère qu’un jour je pourrai en faire mon métier», rigole-t-elle devant son papa et son arrière-grand-mère, assez fiers de l’enfant.
Mains de rendu, marché de forte taille, costume bleu des Mers du Sud dont il peine à boutonner, Naoya Tamura, président de la fédération de Kyoto et organisateur de l’événement, jubile en désignant les dizaines d’équipes de télévision présentes : « Vous voyez, le sumo féminin devient populaire. Si l’on veut que le sumo entre aux Jeux Olympiques, cela passe par la reconnaissance des femmes. » En attendant, chaque champion japonais reçoit une médaille en imitation d’or, d’argent ou de bronze et un kilo et demi de viande rouge, offerts par le consulat mexicain. A comparer aux 70 000 à 100 000 euros empochés par victoire pour les 600 lutteurs professionnels masculins de sumo, considérés comme des demi-dieux au Japon.
Sport ancestral évoqué pour la première fois en l’an 712 dans le « Kojiki » ou « Chronique des faits anciens », le sumo, passion de Jacques Chirac, fut longtemps réservé aux seuls hommes corpulents. Les femmes sont toujours interdites dans les heyas, les écuries professionnelles du sumo. Dans ces cercles, les lutteurs vivent en symbiose, s’entraînent et partagent, à chaque repas, du chankonabe, un ragoût composé de poisson, bœuf, tofu, blanc de poulet, chou chinois, carottes, oignons. , gingembre, poireau, jaune d’oeuf, le tout mijoté dans un bouillon dashi et du saké. Cela représente 8 000 calories par jour. Les femmes sont également interdites d’accès au Kokugikan de Tokyo, la Mecque du sumo, une arène de 10 000 places où se déroulent les compétitions officielles. Car leurs règles rendraient impur le saint des saints.
La suite après cette annonce
Mais au niveau amateur, les lignes ont bougé. Et pas qu’un peu. Depuis 1996, les femmes ont le droit de pratiquer le sumo (littéralement « se frapper ») dès leur plus jeune âge. Pour s’en convaincre, direction Kyoto et Butokuden, le grand centre d’arts martiaux de l’ancienne capitale japonaise. On y pratique le Kyudo, le tir à l’arc traditionnel, le kendo, l’aïkido mais aussi, sous les tonnelles en cerisier, le sumo.
En début d’après-midi, elles sont une demi-douzaine de lycéennes, les pieds liés par un cordon noir, ayant porté le mawashi, une bande de soie serrée autour des reins et de l’entrejambe, par-dessus leur justaucorps. . Et tout cela pour faire des shikos, des exercices d’échauffement où chaque lutteur lève, verticalement, la jambe droite puis la gauche. Un mouvement indispensable pour garder son centre de gravité au plus près du sol et créer des cuisses en béton armé. Vient ensuite le combat. Accroupies, genoux écartés, en équilibre sur la pointe des pieds et mains posées sur les genoux, les jeunes filles se précipitent l’une vers l’autre en libérant un maximum de puissance.
« Nous nous entraînons dur, six fois par semaine. J’ai commencé ce sport à l’âge de 6 ans et j’en ai déjà 18, assure Misuzu Harada, visage enfantin mais vraiment fort (50 kilos, 1,63 mètres). Aucun ne me procure autant de plaisir et d’adrénaline. » « Le look des garçons ? Au début, ils furent surpris, un peu interloqués. Mais maintenant, cela fait partie des mœurs», poursuit Mira Saito, 17 ans, l’une des meilleures lycéennes japonaises de sa catégorie. Mais ça ne nous empêche pas d’être « kawaii » [“mignonne”]pour se maquiller et se sentir 100% filles. »
Tous deux poursuivront leur sport à l’université. « Le sumo féminin est différent. Il existe des catégories de poids. Plus de technicité et de tactique. Chez les hommes professionnels, la force brute l’emporte sur tout », explique leur entraîneur Yuki Takahashi.
Aujourd’hui, des jeunes filles audacieuses veulent aller encore plus loin et casser les codes d’une société figée dans ses traditions. comme Shion Okura, 22 ans, beau bébé (1,65 mètre, 110 kilos), originaire de Gifu, ville dortoir de Nagoya, au centre de l’île principale de Honshu. Ses passions : la musique nippo-hawaïenne, les films d’horreur, le skateboard, qu’elle a adoré lors des JO de Paris 2024, et le sumo. Dans le dohyo de son université, Nihon à Tokyo, sont installées des photos sépia des « yokozuna », les maîtres des maîtres professionnels du sumo qui y ont étudié. « Ici, nous ne sommes que trois filles pour quarante garçons. Nous nous entraînons ensemble. Et ils n’ont pas toujours le dernier mot », assure Shion.
«C’est une crack», affirme son entraîneur, Ryouji Kumagai, ancien professionnel (il est passé de 130 à 90 kilos une fois sa carrière terminée). Elle a une puissance de poussée, un volume, une force et une intelligence exceptionnels. Shion Okura a été championne du monde junior face à des concurrents mongols, polonais et américains dans sa catégorie : les super-lourds. « Ce sport est ma passion. En vivre : mon rêve. Je pense qu’après l’université, je rejoindrai une entreprise et me battrai pour le développement des clubs de sumo corpo féminins. Ma génération a permis au sumo féminin de gagner en notoriété et dans les médias. Je pense que le prochain poussera les portes des sponsors. »
Celle qui incarne le mieux, au Japon, cette révolution féminine, par son charisme, sa personnalité et ses mantras chocs (« Je change la donne », « le genre est dépassé »), est Rio Hasegawa, 21 ans, sage, passionnée. , avec un regard vif et vif et sans jamais l’ombre d’un sourire. Pour la retrouver, rendez-vous dans le quartier chic de Minato-ku à Tokyo. Plus précisément à Keio, la plus ancienne université privée japonaise. Son fondateur, Yukichi Fukuzawa, considéré comme le père du capitalisme japonais, figure sur les billets de 10 000 yens (60 euros).
Trois premiers ministres, 10 % des parlementaires japonais actuels, un astronaute et quelques princes y ont étudié les sciences humaines. Dans ce temple de l’argent et des traditions anciennes, le sport fait partie intégrante de l’éducation. Jusqu’en 2022, son club de sumo mettait un point d’honneur à n’accepter aucune fille. Jusqu’à ce que Rio Hasegawa frappe à la porte. « J’aime être une pionnière », assure la jeune fille, qui a pris goût au sumo dès son enfance, en combattant avec ses deux frères. « C’est le sport qui m’a choisi, m’a inoculé une passion qui ne m’a jamais quitté. Bien sûr, il y avait des sarcasmes, des moqueries qui me faisaient douter. Mais j’ai tenu bon. »
Au point d’aller voir Fumihiko Nara, l’entraîneur de l’équipe de sumo Keio, un jeune retraité, ancien cadre d’une multinationale, élégant, urbain et délicieusement commercial. « Elle était extrêmement déterminée, très sûre d’elle. Mais bon, rompant avec une tradition vieille de 130 ans… Je suis allée voir des prêtres shinto pour leur demander si c’était impur pour les femmes de pratiquer le sumo. Ils n’ont vu aucune contre-indication. J’ai donc donné mon accord à Rio. »
Aujourd’hui, la jeune fille reste la première et la seule à avoir foulé l’argile concassée du dohyo de l’Université Keio, avec ses murs en bois de sienne brûlé, où est inscrite la maxime de massue : « Cœur. Technique. Corps.” » Trapu (1,71 mètre et 72 kilos), intrépide, Rio tabasse régulièrement ses collègues masculins.
Cet été, en Pologne, elle a été sacrée championne du monde dans sa catégorie de poids (moins de 73 kilos) et a même atteint la finale toutes catégories, où elle a battu des adversaires qui pesaient 50 ou 60 kilos de plus qu’elle. Fan de pop anglaise (Oasis, Blur), de rock japonais, pianiste et violoniste, elle suit, en parallèle de ses études, des cours de psychologie du sport, souhaite avoir des enfants et créer sa propre entreprise. Bref, profitez de la vie. « Le sumo m’a permis d’élargir mes horizons, de faire tomber les barrières et de fermer quelques bouches. J’aimerais passer à un niveau supérieur. J’aimerais être le premier à vivre de mon sport», assure Rio, déterminé à bousculer les frontières d’une société japonaise corsetée et lâche.