Peu de cinéastes peuvent se vanter d’avoir vu leur nom devenir un adjectif. David Lynch, décédé à 78 ans le 16 janvier, faisait partie de ce groupe distingué. En effet, le directeur de Velours bleude Pics jumeaux et de Promenade Mulholland avait un style ouvertement mystérieux, souvent imité, mais jamais égalé… ni élucidé. Dans le cinéma « lynché », la réalité flirte avec le surréalisme et le rêve, de manière très singulière. Souffrant d’emphysème, David Lynch a annoncé sa retraite forcée en 2024. Il laisse à la postérité une filmographie aussi singulière qu’influente.
Né en 1946 à Missoula dans le Montana, David Lynch était un étudiant très moyen. Son père, scientifique au ministère de l’Agriculture des États-Unis, sa mère, professeur d’anglais, et il déménageait souvent à cause du travail du premier.
Après avoir abandonné ses études artistiques dans les années 1960, Lynch part en tournée en Europe avec son ami et futur directeur artistique, Jack Fisk. Le voyage ne dure que deux semaines.
Retour aux Etats-Unis, retour aux études et à la peinture : une passion durable et une source d’inspiration. À ce sujet, Dennis Lim, programmeur à la Film Society du Lincoln Center, écrit dans un essai publié en 2015 par Criterion comment Lynch a été transformé à l’adolescence en lisant un livre du peintre réaliste américain Robert Henri, intitulé L’esprit artistique.
« Un recueil de notes et de discours [du peintre] Robert-Henri, L’esprit artistique combine cours techniques et réflexions sur l’art, comme source de « notre plus grand bonheur ». Lynch a vécu cette lecture comme une véritable épiphanie, une autorisation de consacrer sa vie à la création. »
C’est d’ailleurs en imaginant ses tableaux prendre vie que Lynch commence à expérimenter un appareil photo 16 mm. A travers différents courts métrages, le réalisateur néophyte passe de l’animation, à l’animation en volume, jusqu’au live action. Pour le compte, Tête de gommeson premier long métrage devait être un court métrage. Avec un scénario d’à peine vingt pages et l’aide d’amis proches, dont Jack Fisk et sa compagne, l’actrice Sissy Spacek, Lynch tourne entre 1972 et 1976 ce qui deviendra sa carte de visite cinématographique.
Hauts et bas
Lors de sa sortie en 1977, Tête de gommequi a pour protagonistes un couple et leur bébé mutant, laisse les critiques perplexes, mais enthousiastes : un scénario qui se répétera plusieurs fois au cours de la carrière du réalisateur. Impressionné par la mise en scène de Lynch et le style noir et blanc du film, Mel Brooks, réalisateur-producteur de renom, confie au jeune cinéaste la réalisation de L’homme éléphant (L’homme éléphant), avec John Hurt, Anthony Hopkins et Anne Bancroft, l’épouse de Brooks. La vie de John Merrick émeut, tandis que le panache formel de David Lynch étonne.
Doté de plus de moyens, le cinéaste donne ainsi la mesure de son talent (en utilisant là encore le noir et blanc). Sorti en 1980, L’homme éléphant a reçu huit nominations aux Oscars. Lynch est lancé.
L’année suivante, courtisé par le mégaproducteur italien Dino De Laurentiis, il accepte d’adapter le roman Dunepar Frank Herbert, après que Ridley Scott et Alejandro Jodorowsky s’y soient cassés les dents. Au terme d’un tournage cauchemardesque – et très coûteux – au Mexique, le film connaît un échec retentissant en 1984. Lynch désavoue longtemps le film, réédité contre son gré.
Loin de renoncer au cinéma, ni à sa collaboration avec la société de De Laurentiis, Lynch revient à une échelle réduite, et surtout plus personnelle, avec son prochain film : un mystère se déroulant dans une petite ville américaine à la Norman Rockwell, alors qu’il a vécu une beaucoup durant son enfance et son adolescence. Et cette fois, puisqu’il travaille avec un salaire réduit et un budget modeste, Lynch a le privilège du « final cut », qu’il réclamera toujours par la suite.
Le résultat, Velours bleudivise Cannes en 1986. Dans une célèbre critique, Roger Ebert accuse Lynch d’avoir « dégradé » et « humilié » Isabella Rossellini (alors partenaire du cinéaste) dans le film. Quoi qu’il en soit, le film a valu à Lynch une nomination à l’Oscar du meilleur réalisateur en 1987.
-Ambiance particulière
Avec le recul, Velours bleu s’impose comme un film charnière pour Lynch, qui développe de nombreux motifs, figures et éléments symboliques présents dans ses films ultérieurs. Surtout, le cinéaste crée cette atmosphère très particulière où la réalité semble constamment contaminée par le rêve, et où les dialogues et interactions ont un côté curieusement décalé.
En 1990, son prochain film, Sauvage au cœur (Marin et Lula), une sorte de relecture hallucinatoire de Le Magicien d’Oz (Le Magicien d’Oz), lui a valu des huées à Cannes, d’où il repart pourtant avec la Palme d’Or. Le film de Victor Fleming de 1939 est l’une des principales influences de David Lynch (voir le documentaire Lynch/Oz).
La même année, il crée la série TV avec Marc Frost Pics jumeauxqui raconte l’enquête autour du meurtre d’une adolescente… dans une petite ville américaine à la Norman Rockwell, prenez-en deux. Cryptique, la série fascine. En 1992, le prequel sort au cinéma : Twin Peaks : Marche du feu avec moi (Pics jumeaux. Le feu marche avec moi), un échec critique et populaire cuisant, puis, en 2017, la saison inattendue à tous égards Twin Peaks : Le retour.
Lynch avait déjà tourné en 1997 Autoroute perdue (Route perdue), un néonoir où l’on reconnaît son amour des intrigues criminelles rétro, opaques et des personnages dédoublés. Boudé, le film devient culte et annonce sa popularité Promenade Mulhollandqui, en 2001, raconte les tribulations de plus en plus étranges d’une aspirante actrice.
Prix de la mise en scène à Cannes, Promenade Mulholland marque un autre sommet pour Lynch.
En attendant, le réalisateur surprend tout le monde avec le remarquable et très réaliste, Le Histoire directe (Une histoire vraie), dans lequel un vieil homme parcourt près de 400 kilomètres en tracteur pour se rendre au chevet de son frère (il entraîne son amie Sissy Spacek, se déplaçant comme la fille du héros).
Dans une continuité évidente, mais avec des atours bien plus expérimentaux rappelant ses débuts, le cinéaste propose en 2006 Empire intérieurqui raconte le destin insolite d’une autre actrice.
Cinéaste fidèle
Fidèle, David Lynch s’entoure souvent des mêmes interprètes : Kyle MacLachlan (Dune, Velours bleula saga Pics jumeaux), Isabelle Rossellini (Velours bleu, Sauvage au cœur), Laura Dern (Velours bleu, Sauvage au cœur, Empire intérieur, Twin Peaks : Le retour), Everett McGill (Dune, L’histoire directela saga Pics jumeaux), pour n’en citer que quelques-uns.
Dans le recueil d’entretiens David Lynch : EntretiensRichard A. Barney résume ainsi la démarche du principal intéressé : « En tant que cinéaste convaincu de la capacité des films à faire rêver le public, Lynch ambitionne de produire des œuvres à la fois concrètes et évocatrices de mystère. »
Et l’auteur précise que, lors des rares interviews qu’il a accordées au fil des années, « mystère » est l’un des mots que Lynch utilise le plus fréquemment. Ceci expliquant cela, en regardant ses films, on ne manque pas de s’interroger sur le sens à donner à des évolutions plus ou moins bizarres, mais toujours fascinantes. Cependant, notoirement allergique aux explications, David Lynch a laissé intact le « mystère » qui entoure son cinéma. Et quel bel héritage c’est.