Article littéraire de KS. Ep 3. « À deux pas de l’enfer » d’Abdellatif Laâbi, ou les affres de la modernité

Article littéraire de KS. Ep 3. « À deux pas de l’enfer » d’Abdellatif Laâbi, ou les affres de la modernité
Article littéraire de KS. Ep 3. « À deux pas de l’enfer » d’Abdellatif Laâbi, ou les affres de la modernité

Dans « A deux pas de l’enfer », l’auteur se met enfin à nu dans la sobriété ultime du vers. Quiconque connaît Laâbi sait que c’est un homme farouche, presque timide, peu enclin à se dévoiler intimement dans ses poèmes. C’est un Laâbi partisan d’une musique minimaliste qui caresse les mots et va à l’essentiel, comme si tout allait soudainement disparaître et qu’il fallait à tout prix arrêter les choses, capter inlassablement les instants éphémères comme Sisyphe.

Ces esquisses du quotidien, le poète les vole à la modernité changeante et traîtresse, jamais là dès qu’on tente de la saisir poétiquement et d’en saisir l’essence. Il déambule dans la contemporanéité et met en lumière des instants d’époque, des séquences brèves et fugaces de la vie. Ceux-ci ressemblent à “au ballet insolite des nuages ​​dans le ciel» qui dessinent des figures au firmament comme un «calligraphier», dit Laâbi, et il les détruisit bientôt : «Et maintenant, ayant ainsi achevé/leurs travaux/ils les effacent aussitôt/sans que personne ne s’en aperçoive » (p.9). Tout est éphémère, transitoire.

On se laisse emporter par l’excitation des scènes brèves et aléatoires qui se succèdent pendant 150 pages, des situations tantôt comiques, tantôt tragiques, allant du petit poème de 10 ou 14 vers – un sonnet moderne – à la promenade qui tient le lecteur sur dix pages, comme une galerie de portraits de choses et d’hommes, et de leurs histoires. Tout y est, la scène de rue avec ses multiples visages et les souvenirs de l’auteur dont il s’inspirera aussi parfois. Dans « À deux pas de l’enfer », le poète renoue avec la tradition du prophète visionnaire. Il survole le siècle tel un albatros blessé accompagnant le navire de l’Humanité dans l’océan imprévisible. Son rôle auprès des mortels est désormais de montrer l’invisible qui se cache autour de nous, et de sonner la trompette de l’apocalypse qui risque de venir. Il sait, le poète, “où ce XXIe siècle entend nous mener», et Laâbi n’est pas «mécontent à l’idée/de partir”, quitter les mortels et ce siècle “bien avant les méfaits qu’il nous réserve/et dont les prémisses/sont évidentes» (p.20).

Le poète est un étranger dans la tourmente du monde. Il promène son miroir sur le trottoir de la réalité : «Et ne parlons pas/de ce qu’est devenu/langue/musique/sexe/Je n’entends que des soliloques/brouhaha/gymnastique disgracieuse/C’est moi/qu’il faudrait appeler/« l’Étranger »» (p.84). Parfois, les souffrances des individus guident cet étonnant voyage. Ce livre est un pendule qui oscille sans relâche entre le bien et le mal, le meilleur et le pire. Laâbi devient cette voix de femme afghane : «Je suis une femme/dans un pays où je dois me taire/si je veux sauver ma vie/me couvrir le visage/sinon mon corps de la tête aux pieds/sans parler de mes mains/Malgré cela/j’ose enfin crier : / Vive la liberté!» (p.53). Et le poète conseille de se méfier des trafiquants de vie : «prophètes de toutes sortes/prestidigitateurs/marchands de vent/faux guides» (p.89).

Il devient ce vieillard réconcilié avec les maux de la vieillesse : «Hier/je savais que mon corps/allait me trahir sans tarder/Et en toute sincérité/Je ne lui en ai pas voulu» (p.94). Ce qui donnera lieu à un thème sur le paradis et l’enfer, l’au-delà qui semble pouvoir attendre ce poète vivant et incrédule. Mais, l’amour le revigore à chaque chute, toujours : «Mon compagnon/fait désormais partie de mon corps/mes organes/mes sens/mon imagination et mes idées» (p.96). Laâbi défie superbement la mort dans ce livre. On comprendra plus tard que c’est «vivant/pour trois, cinq ans encore/ou juste quelques jours/mais vivant !» et peut encore «éclater de rire/ou fondre en larmes/Dites encore une, deux, sept fois/« Je t’aime »/à celui qui (l’a) rendu plus humain/qu'(il) ne croyait» (p.139). Un aveu sur son amour sans limite pour celle qui fut sa muse, son épouse Jocelyne Laâbi, également écrivain troubadour qui a publié plusieurs livres, dont « La liqueur d’aloès » (2005) et « Hérétiques » (2013).

Au fil des pages, une histoire personnelle de Laâbi surgit dans les poèmes, où l’homme sincère se déshabille, peut-être comme jamais auparavant dans son œuvre. Politique, écologique, social, autobiographique, le recueil de poèmes ne laisse pas indifférent. Il embrasse une tradition poétique où les éléments et phénomènes du quotidien banal passent à travers le poète – son filtre sensible – avec ses situations d’époque drôles et dramatiques, qui se succèdent comme les jours de l’année, et les années d’une décennie. .

« À deux pas de l’enfer » est un conte dantesque qui mêle images angoissantes et bel hommage à la vie. Mais attention… cette peur de la modernité affichée dans le prologue est un prétexte – un alibi esthétique – et une distraction fallacieuse pour permettre au poète de questionner l’existence, de se confronter au quotidien des mots, dans sa mémoire vacillante et, in fine, de poser les bases. cadre pour le récit autobiographique qui va nous captiver, une histoire personnelle en tracé évanescent caché dans les poèmes.

Abdellatif Laâbi nous fait cette année le plaisir d’une jolie lecture de chevet. Parlant de sa poésie, il dit dans « Two Steps from Hell » : «Cette syntaxe allègrement bouleversée/ces mots d’une rareté désespérée/cette orthographe où les majuscules/virgules et points/étaient interdites» (p.99). Le poète ressemble à un «arbre qui se dresse/on ne sait pas pourquoi/seul/au milieu d’un vaste désert» (p.118).

Né à Fès en 1942, Abdellatif Laâbi fonde le magazine en 1966 Respirations qui a joué un rôle considérable dans le renouveau culturel au Maghreb. Son écriture est empreinte d’humanisme et toujours soucieuse du combat à mener pour plus de justice et plus de liberté. Il vit en France depuis 1985. Il a reçu, entre autres récompenses, le prix Goncourt de poésie en 2009 et le Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française en 2011. Il est l’auteur de 23 recueils de poésie. , 6 romans et 4 pièces de théâtre.

“A deux pas de l’enfer.” 150pages. Editions Le Castor Astral, 2024. Prix public : 160 DH.

 
For Latest Updates Follow us on Google News
 

PREV Kent Hughes a les mains pleines
NEXT après la disparition de Laure Zacchello au Pays Basque, la piste du féminicide – .