Et si le serpent de la Genèse n’était pas un tentateur maléfique mais plutôt l’être grâce auquel l’humanité a pu naître ? C’est l’idée que défend Ernesto Neto dans « Le Serpent », l’exposition du 10 janvier au Bon Marché Rive Gauche (Paris 7e). Après Ai Weiwei, Prune Nourry et Daniel Buren, le grand magasin accueille les œuvres monumentales et immersives de l’artiste brésilien. Avec la couleur blanche comme fil conducteur, Ernesto Neto revisite le mythe biblique d’Adam et Ève dans une version qui offre une nouvelle perspective sur la création de la vie. Quelques jours après le vernissage de l’exposition, « Connaissance des Arts » a rencontré l’artiste.
Pouvez-vous nous présenter l’exposition ?
Cette exposition est basée sur le mythe d’Adam et Ève suivant l’hypothèse que si le serpent n’avait pas parlé avec Ève et qu’elle n’avait pas partagé le fruit défendu avec Adam, tous deux seraient restés au paradis. Nous ne serions pas là aujourd’hui, ni vous, ni moi, ni l’art, ni les musées, ni le Bon Marché… ? Mon travail sur le mythe d’Adam et Ève a commencé il y a dix ans. Je parlais avec ma femme Lili et je ne comprenais pas pourquoi le serpent était le démon du péché. Pour les autochtones et certains peuples, cela représente une connexion spirituelle totale. Pour moi, le serpent est la mère et le père, la divinité qui a donné vie à l’humanité.
Portrait d’Ernesto Neto dans son atelier de Rio de Janeiro, à l’intérieur du premier prototype de l’œuvre Le La Serpent. ©Gabriel Dietrich
Pour illustrer cette interprétation, j’ai créé dans les deux atriums du Bon Marché une sculpture qui représente Ève et un autre Adam. Entre ces deux figures se trouve le serpent qui a la forme du symbole de l’infini. Le moment où Ève et Adam mordent dans la pomme, cela marque le début de l’humanité dans le mythe originel de la société occidentale. Le serpent est de couleur blanche pour représenter l’être divin, avant la naissance de la matérialité et de la connaissance. Aussi, comme cet animal est associé à la représentation de l’ADN, la structure de la vie, Ève et Adam forment le serpent de la vie. Les tissus utilisés pour Adam, Ève et le serpent sont très légers et très fins, presque transparents, pour faire fluctuer l’énergie de la structure et du corps.
Pouvez-vous nous parler de l’œuvre immersive que vous avez installée au 2ème étage ?
En plus des œuvres accrochées dans les atriums, j’ai créé Avant l’heurequi symbolise l’arbre de vie. Il est aussi blanc pour montrer qu’il date d’avant la naissance du temps et de la réalité matérielle, puisque ce n’est pas une couleur. La sculpture est faite de coton avec du papier, qui représente l’artificialité, et des feuilles, pour la nature. L’arbre est fait d’un tissu en maille de coton, plus chaud et plus douillet. L’arbre comporte également des bouchons de bouteilles en plastique qui reproduisent le bruit du serpent lorsqu’ils entrent en collision.
The tree of life in the work Avant le temps by Ernesto Neto at Bon Marché Rive Gauche ©Connaissance des Arts/Agathe Hakoun
Sur les murs, le public peut dessiner sur des tableaux noirs, pour évoquer les débuts de la culture, des représentations et du langage. Enfin, une chanson donne un souffle de vie, d’enchantement, de beauté et d’amour à l’ensemble. En contrepoids, une odeur de curcuma, de clou de girofle et de gingembre nous hypnotise pour évoquer la force de la nature et le fruit qu’est la vie de l’humanité et créer une atmosphère spatiale. Grâce au système olfactif, la musique met en valeur l’importance de la nature. Il n’y a pas de différence ni de séparation entre la nature et la culture.
Detail of visitors’ drawings in the work Avant le temps by Ernesto Neto at the Bon Marché Rive Gauche ©Connaissance des Arts/Agathe Hakoun
Comment est née cette collaboration avec Le Bon Marché Rive Gauche ?
Lorsque Le Bon Marché m’a contacté via ma galerie, je n’étais pas disponible pour faire l’exposition. Plus tard, Frédéric Bodenes (artistic director of Le Bon Marché, Editor’s note) m’a dit qu’il voulait venir à Rio de Janeiro pour parler. Nous nous sommes rencontrés dans mon atelier où il m’a fait découvrir Le Bon Marché et m’a montré des photos du lieu et des expositions.
Deux jours plus tard, je marchais sur le sable de la plage de Rio. J’étais réticent, ce n’était pas naturel pour moi de faire une exposition dans un magasin. Soudain, j’ai visualisé Eve dans une oreillette, Adam dans l’autre et le serpent sous la forme du symbole de l’infini entre les deux. Cela a été le déclencheur. Je suis venue au vernissage de l’exposition Buren, en janvier dernier, pour découvrir pour la première fois Le Bon Marché. Nous avons beaucoup discuté avec les équipes. Pendant le déjeuner, Frédéric Bodenes m’a même confié : « À chaque invitation, j’ai toujours demandé d’éviter d’aborder des sujets politiques, sexuels et religieux. Et tu touches les trois « . Il y a eu quelques négociations mais je suis très content du résultat.
View of the exhibition “Le La Serpent” by Ernesto Neto at the Bon Marché Rive Gauche ©Connaissance des Arts/Agathe Hakoun
-Vous êtes-vous inspiré de l’architecture du Bon Marché pour créer l’exposition ?
Ce n’est pas l’architecture à proprement parler mais la structure spatiale du lieu qui m’a inspiré. Les deux atriums avec le serpent traversant les escalators… C’est là que j’ai vu le message : le domaine d’Eve d’un côté et celui d’Adam de l’autre, comme le Yin et le Yang.
Pourquoi venir voir cette exposition ?
Je voudrais sensibiliser. Le serpent va au-delà du bien et du mal. Il est la vie, la nature. Ce changement dans la compréhension de la mythologie originelle est important pour que nous prenions conscience de notre déconnexion avec la nature. Pour moi, c’est un gros problème car nous sommes la nature. Elle est en nous et nous vivons totalement en symbiose avec elle.
Au Palais des Doges de Venise, il y a une image d’Adam et Ève où l’arbre est relié aux organes génitaux, comme le cordon ombilical ou les trompes de Fallope. Le serpent vit avec l’arbre, c’est l’ADN qui relie le masculin au féminin, et fait le lien entre le monde souterrain et l’ultramonde. Il est une divinité ou un protagoniste de la vie dans de nombreuses histoires ancestrales. Dans le catalogue, nous avons consacré une section entière à la représentation du serpent dans les différentes cultures de tous les continents.
Les visiteurs peuvent déambuler dans l’arbre de vie d’Ernesto Neto au Bon Marché Rive Gauche ©Connaissance des Arts/Agathe Hakoun
Comment espérez-vous que le public interagira avec l’exposition ?
Avec amour. J’espère que cela sera lié aux sculptures, aux arts et à l’histoire. Je pense que l’amour est le mot clé pour toucher les choses. Quand le serpent parle à Ève, c’est une chanson d’amour. Quand Eve prend la main d’Adam pour quitter le paradis, c’est avec amour.
Vous étiez présent lors des premiers jours du vernissage de l’exposition. Quelles ont été les premières réactions du public ?
Je sentais que l’amour était là. Dans le nez et les mains des gens. Il y a une situation d’enchantement. C’est un moment important pour notre transformation intérieure, notre corps, notre cœur et notre histoire. Ce sont les trois points sur lesquels je travaille dans mon travail.
Les œuvres présentées dans l’exposition sont principalement composées de tissu. Vous considérez-vous plutôt comme un artiste textile ou un artiste visuel ?
Je fais de la sculpture et de l’art contemporain. Je n’ai pas étudié l’art textile, je ne me considère pas en ces termes. Je travaille avec la sculpture gravitationnelle. Je parle des relations et des contrepoids pour faire le corps de la sculpture, comme Michel-Ange, Rodin, Brancusi l’ont fait avant moi. Je souhaite établir des liens avec la sculpture ancienne, classique, aztèque, maya, orientale, bouddhiste… C’est important pour moi.
Front of the Bon Marché Rive Gauche with the Ernesto Neto exhibition. ©Le Bon Marché Rive Gauche
Quelles références culturelles associez-vous, ou non, dans votre travail ?
Non seulement je me concentre sur ma culture mais ma culture est totalement ancrée en moi. Je respire ma culture. Nous, les Brésiliens, sommes un peuple de mélanges. De nombreuses histoires, arts et sculptures de toutes temporalités se mêlent.
Avez-vous d’autres projets pour de futures expositions ?
Je suis actuellement en contact avec le Grand Palais concernant une nouvelle exposition dans le cadre de la saison crossover Brésil-France 2025. Les sculptures que j’ai réalisées à Lisbonne dans « Nosso Barco Tambor Terra » (Notre bateau tambour terrestre en français, NDLR) viendra naviguer un peu à Paris, sous l’immense nef, de juin à août 2025. Du 8 juin au 25 septembre, je participerai également à la troisième édition de la Biennale d’Helsinki (Finlande), organisée par Blanca de la Torre et Kati Kivinen.
Ernesto Neto – Notre bateau Tambor Terra. Entretien