Au nom de Lucas

D’une boîte posée sur la table du salon, elle sort des petits tee-shirts et les met devant son visage. « Ils sentent encore un peu Lucas. » Séverine Vermard a déménagé peu après son décès. Elle ne cessait de voir les images de son fils de 13 ans, pendu, allongé à terre par le Samu. Mais elle a gardé ses vêtements et tous les portraits qui rendent justice à son doux sourire, à sa personnalité ensoleillée. Ils peuplent la bibliothèque du salon. L’enfance de Séverine a rimé avec la violence d’une mère alcoolique et le placement en foyer. Alors, lorsqu’elle a fondé sa propre famille, elle voulait exactement le contraire.

Son aîné, Damien*, est né quand elle avait 20 ans, et Lucas, deux ans plus tard. Il avait à peine six mois lorsque son père est parti. Mais Séverine n’a pas bronché. Pendant un temps, elle a même arrêté de travailler pour s’occuper de ses garçons. Sa priorité : être une mère présente et protectrice. Malgré la difficulté du quotidien, elle se souvient du bonheur qu’elle avait eu de voir Lucas grandir, de son exubérance et de sa joie contagieuse. «Je le trouvais souvent en train de se maquiller, en m’imitant. Il a volé mes vêtements, fait des défilés de mode. Il rêvait de devenir styliste et maquilleur de célébrités. »

Séverine Vermard avec les affaires de son fils, chez elle à Épinal, le 16 décembre. Au mur, un portrait de Lucas.

Paris Match / © Ilan Deutsch

« Tu aimeras qui tu veux. Et si on te fait du mal, maman interviendra. »

L’homosexualité de son fils lui paraît vite une évidence. “Quand il jouait, il disait souvent : “Je vais épouser ma chérie”. » Puis, à 12 ans, Lucas se confie à elle, bouleversé, dans la salle de bain. «Peux-tu éteindre la lumière, maman? J’ai peur que tu ne m’aimes plus. » Elle lui a alors demandé s’il avait fait une bêtise. « Je ne sais pas si c’est stupide… Je n’aime pas les filles. Je veux un amant. » Sans hésiter, Séverine rallume la lumière et le regarde droit dans les yeux : « Tu aimeras qui tu voudras. Et si on te fait du mal, maman interviendra. » Depuis deux ans, elle se torture en refaisant le film de l’année qui a précédé son suicide. « Et si j’avais fait différemment ? Et si je n’avais pas bougé ? Et si j’avais tapé du poing sur la table à la fac ? »

Le harcèlement a commencé lorsque la famille a quitté Saint-Dié-des-Vosges et s’est installée à Golbey pour rapprocher Mathieu*, le compagnon de Séverine, de son lieu de travail. En janvier 2022, Lucas rejoint le Collège Louis-Armand et sa vie change. « Très vite, il a été moqué pour son style vestimentaire, sa façon de parler, son assiduité en cours, son homosexualité », raconte Séverine. On le traitait aussi de « sale salaud » parce qu’il n’avait pas de paire de Nike, mais des Converse noires avec l’arrière de la semelle rose. » Sur Internet, elle nous montre une image de cette chaussure, au liseré rose pâle si fin sur la semelle blanche. « Tant de méchanceté pour ça… »


Lucas, 8 ans, au parc Sainte-Marie, à Nancy, en 2017.

©DR

“Travaille bien maman, je t’aime.” Ce sont les derniers mots de Lucas à sa mère

Elle cite les insultes répétées subies par son fils : « gros pédé », « sale pédé ». Et ces camarades qui refusaient de s’asseoir à côté du « pédé ». Elle voulait intervenir auprès de l’establishment mais Lucas s’y opposa, craignant que cela n’aggrave la situation, et se réfugia dans le silence. « Pendant les vacances scolaires, il se portait très bien. Il était dans son cocon familial, accepté avec son grain de folie. Mais dès son retour à l’école, il a changé. Il était plus agressif, parlait beaucoup moins. Je pensais que c’était une crise d’adolescence. On ne voit pas forcément le malaise. Aujourd’hui, je réanalyse les choses en mettant tout bout à bout. » Lucas ne se confiait plus, pourtant le harcèlement continuait, le détruisant. Séverine lâche : « Je m’en veux. » Contre l’avis de son fils, elle rencontre son professeur principal. « Il a écrit à l’équipe pédagogique, mais dans les autres classes, les professeurs ne sont pas intervenus pour protéger Lucas. »

La suite après cette annonce

A la rentrée de septembre 2022, le calvaire recommence. Séverine alerte le CPE, qui lui assure avoir convoqué les quatre enfants évoqués par Lucas. Quelques mois plus tard, après le drame, elle a appris que les parents d’un seul adolescent avaient été prévenus. Aucune mesure n’a été prise par l’établissement. Elle peut faire davantage d’appels au collège, demander l’aide d’une assistante sociale, rien ne change. Pendant les vacances de Noël 2022, son enfant redevient un garçon joyeux mais, dès la rentrée, il redevient rapidement plus sombre. « Le vendredi 6 janvier 2023, il est rentré tard. J’ai décidé de le punir : il n’irait pas à son cours de hip-hop le lendemain. » Au matin du 7 janvier, Lucas semblait dans un état normal, ne montrant aucun signe alarmant. En sortant de la maison, Séverine dit : « Travaille bien, maman, je t’aime. » Ce furent ses derniers mots à sa mère.


Lucas avec sa mère, enceinte de sa petite sœur, à qui il avait écrit ce petit mot : “Je t’aime de tout mon cœur. Tu es la plus belle du monde entier ! »

©DR

C’est la plus jeune, 4 ans, qui a retrouvé son frère pendu

A 11h30, Mathieu tente d’appeler Séverine avant de lui envoyer un SMS : « Répondez, urgent ! Lucas fit une tentative. » Elle se souvient, le visage baigné de larmes : « Je l’ai rappelé aussitôt. J’ai commencé à crier. Mon patron m’a ramené à la maison. Il y avait des pompiers, des policiers. On m’a interdit d’entrer dans la pièce, j’ai seulement eu le droit de marcher dans le couloir et j’ai vu son corps étendu sur le sol. » Elle ne se souvient pas beaucoup de ce qui a suivi. «J’ai de gros trous noirs. On m’a dit que j’avais perdu mon sang-froid et que j’avais donné des coups de pied aux gens. Je leur ai dit qu’ils étaient des menteurs. » Elle reprend son souffle. «Je blâme Lucas. Il ne m’a pas parlé, il m’a abandonné. Et en même temps, cela demande beaucoup de courage et une certaine détermination. »

Elle l’affirme : si elle n’avait pas eu d’autres enfants, elle n’aurait pas tenu le coup. Mais il a fallu soutenir Anne*, sa cadette. C’est elle qui, à 4 ans, a retrouvé son frère pendu aux barreaux du lit superposé « avec l’écharpe de son meilleur ami ». « Elle est suivie par un psychologue au moins une fois par mois. Elle était traumatisée. Quand nous avions froid en hiver et que nos lèvres devenaient violettes, elle s’alarmait : « Tu vas partir comme Lucas ? Elle vient d’avoir 6 ans, c’est une guerrière, une battante. Désormais, elle voit son frère partout : une jolie fleur, c’est lui, une star, c’est lui. »

Pour Damien, l’aîné, 17 ans, le drame paraît insurmontable. «Cela l’a détruit. Il ne veut pas voir de psychologue, a arrêté l’école et ne travaille pas. Il est en colère contre la justice, contre le collège de Lucas. J’essaie de le sortir de sa dépression. Il est difficile. » Depuis deux ans, la famille n’endure pas seulement cet impossible deuil. Nous avons dû subir les propos du directeur de l’établissement, qui a qualifié les insultes proférées contre Lucas, et celles du CPE, de « simples chamailleries ». « Le lundi suivant son suicide, elle m’a traité de menteur en disant que je n’avais jamais signalé le harcèlement que subissait mon fils », raconte Séverine. Sa vie de couple a également été bouleversée : sa relation avec son compagnon n’a pas survécu. Et puis il y avait un nouveau défi à relever. Celui des deux procès.

«Je ne blâme pas l’accusé. Ce sont des enfants. Je blâme l’institution, la justice, les parents», dit Séverine

En première instance, le 5 juin 2023, le tribunal pour enfants d’Epinal a reconnu quatre adolescents coupables de harcèlement contre Lucas, sans trouver de causalité à son suicide. En appel à Nancy, le 2 octobre 2023, les prévenus ont été acquittés. «Je ne blâme pas l’accusé. Ce sont des enfants. Je blâme l’institution, la justice, leurs parents. Ils reproduisent ce qu’ils ont appris. Mais ils restent des enfants qui peuvent encore être rééduqués dans le respect et l’acceptation de tous, espère Séverine. Lors de l’audience, c’était très difficile. Les jeunes ont ri. Ils semblaient complètement déconnectés de la réalité. »

Pas un mot de regret n’a été prononcé. « Ils ont contesté toute forme de harcèlement. Un seul a reconnu les moqueries, précise Catherine Faivre, l’avocate de Séverine, devenue son amie. Il n’y avait pas d’approche pédagogique. Nous regrettons également que le procureur de la République n’ait pas choisi d’ouvrir une information judiciaire. Nous aurions aimé que tous les enseignants, élèves et personnels encadrants soient entendus. »

Grâce à ses efforts, une enquête administrative a été ouverte. Conclusion : Lucas a bien été victime de harcèlement

Me Faivre a déposé un pourvoi en cassation dans l’espoir qu’un nouveau procès ait lieu. Jusqu’en décembre 2024, cette possibilité semblait lointaine. Mais les conclusions de l’enquête administrative menée au collège de Lucas pourraient changer la donne. Séverine s’est battue pour que cela ait lieu. «J’ai dû me pousser. 29 février[2024]avec un ami et mes enfants, je suis même allé à Travail à Épinal, où était en visite le Premier ministre Gabriel Attal. J’étais prêt à tout, même si cela signifiait me mettre à terre, lui barrer la route. » Cette rencontre lui permettra de se faire entendre. En mai, la ministre de l’Éducation nationale, Nicole Belloubet, reçoit Séverine et lui assure que l’enquête administrative a été lancée.

La mère de Lucas est rapidement interrogée. Six mois plus tard, le 9 décembre 2024, le recteur de l’académie de Nancy-Metz la reçoit en personne pour lui livrer les conclusions : « Lucas a bien été victime de harcèlement au sein du collège Louis-Armand de Golbey. » Une première victoire pour cette femme qui compte bien continuer à se battre. Pour Lucas, et pour briser le silence sur une maladie qui touche des milliers d’enfants en France. Chaque jour, elle envoie un message sur le compte Snapchat de son fils disparu. « Après avoir vu le recteur, j’ai été tenté de l’appeler. C’est stupide, je sais. Je lui ai écrit sur Snapchat pour lui annoncer la nouvelle. J’ai ressenti des frissons de la tête aux pieds. C’est ma façon de me dire qu’il est là. Pour toujours. »

* Les prénoms ont été modifiés.

Plus d’informations sur l’association Lunah : lunah.fr

« Lucas. Symbole malgré lui. », de Séverine Vermard, éd. Harper Collins, 18,90 euros, 160 pages. Sortie le 8 janvier.

« Lucas. Symbole malgré lui. », de Séverine Vermard, éd. Harper Collins, 18,90 euros, 160 pages. Sortie le 8 janvier.

©DR

 
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