La Croix : Quelle peut être la force de cette célébration marquant le 10e anniversaire des attentats de janvier 2015 ?
Gérôme Tip: C’est une constante, pour chaque attentat terroriste qui devient un événement : le 10ème anniversaire marque un tournant. Les premier et deuxième anniversaires s’accompagnent d’une large couverture médiatique et de la présence de membres éminents du gouvernement aux cérémonies. Puis, à partir de la cinquième année, commence une période creuse de mémoire, jusqu’à resurgir au dixième anniversaire. Ce fut le cas du 11 septembre 2001 aux États-Unis ou encore de l’attentat du 11 mars 2004 en Espagne.
Justement, dix ans plus tard, que sait-on de la rupture provoquée par cette année 2015 ?
GT : L’attaque contre Charlie Hebdo en janvier 2015 représente un événement historique qui a été immédiatement vécu comme tel. Des milliers de personnes se sont rassemblées le soir même, le mouvement « Je suis Charlie » a inondé les réseaux sociaux et, le dimanche 11 janvier suivant, 4 millions de Français ont défilé dans les rues. C’était la première fois que des journalistes étaient assassinés dans notre pays où la liberté est fondamentale. La ruée des terroristes dans les rues de Paris, les attentats de Montrouge et de l’Hyper Cacher Porte de Vincennes ont également alimenté ce sentiment d’inédit.
C’est ainsi que Le monde a pu titrer « 11 septembre français », même si le nombre de morts et de destructions matérielles n’était en rien comparable. D’ailleurs, lorsque neuf mois plus tard la France a enduré le 13 novembre, cette analogie a pu paraître maladroite, ces attentats simultanés et bien plus meurtriers paraissant plus proches des attentats de 2001.
Quel impact les attentats de 2015 ont-ils eu sur la société française ?
GT : C’est un processus ambivalent. Après quelques instants de chaos, la société s’organise pour répondre à l’attaque. Cela renforce la cohésion – on se sent rarement « ensemble » – et crée des souvenirs communs. Mais en même temps, cela attise les tensions. Le débat « Qui est ou n’est pas Charlie ? » en était emblématique. Il y avait une méfiance particulière à l’égard des quartiers populaires, que l’on pouvait dire à l’époque comme moins touchés que le reste de la société.
Avec mon collègue Fabien Truong, nous avons enquêté pendant dix ans à Grigny, dans l’Essonne, d’où était originaire Amedy Coulibaly. (l’un des auteurs des attentats de Montrouge et Hyper Cacher, NDLR) : très vite, un discours s’est mis en place, insinuant que les gens ici étaient au fond plus solidaires avec les terroristes qu’avec les victimes. Au choc des attaques s’est ajouté celui de la stigmatisation.
Mais tout cela ne dure qu’un temps. Au bout de neuf à dix mois généralement, on commence à tourner la page. Or, en 2015, dix mois après les attentats de janvier, nous sommes le 13 novembre. Et huit mois plus tard, il y a eu l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice. Cette longue séquence d’un an et demi a profondément ébranlé la France, comme aucun autre pays européen dans l’histoire récente.
Quel souvenir la société française en garde-t-elle ?
GT : Chaque attaque nous affecte et nous marque plus ou moins en fonction de nos propres facteurs. Chacun y réagit en fonction de sa position et de ce qu’il a vécu jusqu’à présent. L’attentat de Nice, par exemple, aurait pu être fortement ressenti en province, où ces attentats étaient jusqu’alors associés aux capitales. De même, le 11 septembre n’avait pas été vécu de la même manière par ceux, en France, qui connaissaient la métropole américaine, y avaient parfois des amis, et d’autres. Cela joue alors sur la mémoire que chacun a de ces événements.
Mais dans l’ensemble, les choses ont aussi tendance à s’atténuer et à se fondre dans les souvenirs. Le programme « 13-Novembre », coordonné par l’historien Denis Peschanski et le neuropsychologue Francis Eustache, collecte des données depuis dix ans. Beaucoup de personnes interrogées aujourd’hui évoquent indistinctement les « attentats de Paris » ou « les attentats de 2015 ». Et citent plus le Bataclan que les autres attentats du 13 novembre. Les journalistes et les politiques ont une responsabilité à cet égard, lorsqu’ils utilisent des expressions malheureuses comme « les attentats du Bataclan »…
Quels en sont encore les traces et les effets dans la société ?
GT: Il y a d’abord toutes les traces mémorielles, comme les plaques commémoratives ou l’arbre du souvenir de la place de la République à Paris. Son histoire est intéressante : pour le premier anniversaire des attentats de janvier, il était prévu d’y planter 17 oliviers, mais après le 13 novembre et ses 130 morts, on a finalement opté pour un seul arbre : un chêne, destiné à devenir centenaire, mais ce que très peu de passants remarquent pour le moment… Il y a aussi le projet de musée-mémorial, annoncé par Emmanuel Macron en 2018 mais menacé aujourd’hui par des coupes budgétaires.
Ensuite, il y a toutes ces traces que laissent les attentats dans l’espace urbain et notre quotidien, qu’on finit par ne plus voir, comme les barrières de sécurité ou les blocs de béton à l’entrée des zones piétonnes, image de la Promenade des Anglais, entièrement réaménagée. depuis 2016.
Quant aux effets concrets, ils sont également nombreux. A court terme, il existe par exemple des formes de tourisme mémoriel autour des sites frappés, que l’on a pu observer dans le quartier de la République à Paris comme à New York après le 11 septembre, ou l’impact sur une salle de spectacle comme le Bataclan qui, une fois rouvert , a eu du mal à redevenir rentable. Mais sur le long terme, il reste très difficile de distinguer ce qui, à l’échelle de la société française, a été spécifiquement modifié par cet an et demi d’attentats. Tout simplement parce que cette société a vécu bien d’autres choses depuis, des gilets jaunes à la crise politique actuelle, en passant – et ce n’est pas non plus rien de « l’inouï » – la pandémie. du Covid-19.