« Regardez ça, c’est ma télévision : ma télévision, la plus belle du monde ! » dit Yuri, les bras tendus vers la rue (nous avons choisi de retranscrire à l’identique sa façon de parler).
« Ici, je vois de tout : les amoureux, les alcooliques, les toxicomanes… Les bagarres là-bas, les gens qui se tiennent la main là-bas, les gens qui marchent, les courses : tout ! » poursuit-il, entre deux gorgées de café.
Quatre mois depuis l’arrivée de Yuri à Bordeaux, étape d’un long voyage d’exil. Avec quelques affaires sur le dos, l’homme sillonne les régions européennes depuis des années. Dans la capitale girondine, il se découvre une passion : construire des maquettes d’immeubles et de monuments, avec des touillettes à café, des allumettes et beaucoup de matériaux de récupération.
Doigts d’or et mains d’argent
Ses œuvres, fruits de deux à trois jours de travail, ont avant tout pour but de « faire plaisir aux gens ». Curieux ou émerveillés : ils sont nombreux à piétiner le parcours Victor-Hugo.
“Hé Yuri!” » dit un passant, « tu iras chercher ton café au bar d’à côté, c’est payé » dit un autre.
Tout le quartier le connaît, des commerçants du Carrefour attenant aux sans-abris du coin, des voisins d’à côté jusqu’aux impasses de la paroisse Saint-Éloi.
Chapeau Spiderman vissé sur la tête, visage saillant, l’homme bouge, coupe, calcule et prend du recul. De la colle, quelques instruments, un stylo pour tracer vos gabarits en carton. Des projets ? Aucun. « Il faut que je l’essaye pour voir si ça marche bien comme ça », dit-il en essayant d’insérer une fenêtre arrondie sur la façade de son immeuble.
Entre ses mains, un modèle en chasse un autre. Ses bâtiments grandissent et s’élèvent avec une frénésie créatrice inépuisable. Il y a des succès, des épreuves et, en chemin, quelques échecs.
Vilnius-Bordeaux-Lhassa
Son passé, sa vie d’avant, Yuri n’en révèle que des bribes. Lorsqu’on lui demande s’il a encore un lien avec sa famille : « nulle part, plus personne. » Et continue : « Je viens de la Lituanie soviétique, j’étais aussi à Vladivostok avant. » Un père de Vilnius, une mère de Moscou, une jeunesse qui se confond avec le crépuscule de l’empire soviétique. Enfant, il rêvait de devenir pompier. Mais l’école le répugne, les bancs, les cahiers « qui ne font pas étudier la vie ».
A la fin de l’adolescence, vient le temps du service militaire obligatoire, d’abord dans l’artillerie puis dans l’armée. Avant de partir à l’armée, il tombe amoureux d’un premier amour qu’il espère retrouver à son retour. Trois ans plus tard, à la fin de son service, sa bien-aimée repart… avec quelqu’un d’autre. De l’URSS, il garde quelques souvenirs : « L’école était gratuite, pour tout le monde, la maison gratuite, la nourriture gratuite… Un peu de diktat aussi, mais la vie moins difficile. »
L’exil est arrivé. Biélorussie, Ukraine, Pologne, Portugal… Et puis la France. Nice d’abord, puis Cannes. Dans le Sud, il travaille comme déménageur et jardinier, connaissant misères et escroqueries. Son âge ? « 40, 42 ans » Aucun souvenir de dates, ni même de l’année de son départ de Russie.
« Restez positif »
« Construire un modèle permet de rester positif, sans réfléchir : restez concentré ! », et il en a vraiment besoin. La rue, le tarmac, il connaît : ses misères et ses bosses de l’existence, qui zigzaguent entre ivresse et tristesse. Pour lui, pas de drogue ni d’alcool. Une petite cigarette par ci, un peu de café par là, ni plus, ni moins.
« Je ne l’ai jamais vu boire, c’est rare », souligne Sébastien, un bénévole social qui vient le voir lors de ses patrouilles sanitaires. Même la police n’arrive pas à y croire ! « Ils me voient, pas ivre, moi comme mannequin, ils me prennent pour un fou » confie-t-il, hilarant.
Sous les averses et le vent qui souffle, la chaussée vit au rythme des sirènes et du passage incessant des voitures. Yuri s’arrête pour rouler une cigarette. Malgré le mauvais temps, sa jovialité reste intacte et son regard toujours aussi vif. Seules ses mains, frissonnantes dans le froid de décembre, trahissent la rigueur des journées d’hiver. Il passe ses nuits avec un oeil ouvert sur son baluchon et sa dernière création pour se protéger du vol.
“amusant”
A Bordeaux, il rencontre une personne qui a le don d’apaiser sa solitude. Oleg, un « camarade solitaire dans la rue », originaire d’Odessa, en Ukraine. « Spassiba », merci, pour une recharge de café puis des mots, des blagues, des rires, en russe. Les deux bonshommes se frappent, comme pour se moquer du conflit qui fait rage à l’autre bout du continent. “Pas de guerre ici, c’est un bon Ukrainien, pas un extrémiste”, argumente Yuri. Son ami l’aide, lui apporte des chaussures ou du tabac.
Autour de ses réalisations, Yuri a rencontré de nombreuses personnes qui lui ont apporté une générosité spontanée. Car pour lui, « l’argent ne se demande pas, il se gagne ! » « . Mickaël, habitant de l’immeuble devant lequel il est installé, s’est procuré une maquette du château de Monte-Cristo, résidence emblématique d’Alexandre Dumas.
Yeshi Phuntsuk, propriétaire d’un restaurant au cœur du quartier Saint-Michel, était curieux des constructions de Yuri. « J’ai insisté à chaque fois que je le croisais pour qu’il construise une maquette : il a fini par dire oui ! » D’après une photo de Yumbu Lhakhang« le premier palais du Tibet », l’artiste a réalisé une œuvre. En échange, il touche un peu plus d’une centaine d’euros qui lui permet de subvenir à ses besoins.
Cours Victor-Hugo, Yuri travaille déjà à une nouvelle construction : « un temple chinois » avec ses hanches courbées, ses tuiles dorées et sa façade rouge sang. Et après ? « Un tank, envie de changer ! » glisse-t-il malicieusement. Pour le malheureux maquettiste du vieux Bordeaux, il ne manque plus qu’un atelier à l’abri des intempéries.