Connaissez-vous une entreprise privée très déficitaire, capable d’accorder des augmentations de salaire de 24 % sur quatre ans ? Moi non plus.
C’est pourtant ce que réclame le syndicat de Postes Canada, dont les 55 000 employés sont en arrêt de travail depuis le 15 novembre, après un vote d’appui de 95 % de ses membres.
Le syndicat demande 24 % sur quatre ans, tandis que la société d’État fédérale offre 11,5 %, en plus d’exiger de la flexibilité pour mieux faire face à la concurrence (livraison sept jours sur sept).
Postes Canada, vous devriez le savoir, enregistre des pertes chaque année depuis six ans. Sur cette période, les pertes après impôts ont totalisé 1,6 milliard de dollars, la société affirmant qu’elle serait à court de liquidités d’ici début 2025.
Ces pertes s’expliquent notamment par la baisse des volumes de lettres provoquée par l’explosion des communications électroniques, combinée à une augmentation des coûts.
Allemagne, Royaume-Uni, Suède…
Difficile d’imaginer un contexte de négociation plus difficile. Il est également difficile d’imaginer que les choses fonctionneraient ainsi si Postes Canada était une entreprise privée ou quasi-privée, comme les services postaux de l’Allemagne, de l’Italie et du Royaume-Uni, par exemple.
Justement, en faisant la comparaison, il apparaît clairement que Postes Canada est dans une santé beaucoup plus précaire que ses pairs d’autres pays qui sont privés. Ou encore PostNord, une entreprise détenue par les gouvernements suédois (60 %) et danois (40 %) qui a libéralisé ses pratiques et qui opère dans un contexte géographique assez similaire à celui du Canada.
Pour comparer ces entreprises de tailles différentes, j’ai ramené les données financières par habitant. La comparaison est imparfaite, puisque les territoires de services des entreprises européennes ne sont plus compartimentés, mais elle dresse un portrait intéressant de ces anciennes entreprises étatiques.
Premier constat : au cours des cinq derniers exercices financiers, Postes Canada a subi des pertes globales représentant 38 $ par habitant.
En comparaison, les quatre autres sociétés sont rentables, avec des bénéfices sur toute la période variant entre 15 et 252 dollars par habitant. La société allemande Deutsche Post AG est de loin la plus rentable.
Plusieurs raisons pourraient expliquer cet écart important. Postes Canada a des coûts de main-d’œuvre plus élevés (157 $ par habitant) que la moyenne des entreprises comparées et, surtout, elle génère beaucoup moins de revenus.
Ainsi, les coûts de main-d’œuvre représentaient 65 % des revenus de Postes Canada en 2023, comparativement à 39 % chez PostNord, 43 % au Groupe Poste Italiane et un peu plus de 50 % pour les services postaux d’Allemagne et du Royaume-Uni.
Divers autres éléments doivent être pris en considération. La vaste superficie du Canada, sa densité de population relativement faible et son climat augmenteront probablement ses coûts.
L’obligation de distribution universelle de Postes Canada doit également être prise en compte, même si c’est également le cas pour la plupart des autres services postaux, bien qu’avec des paramètres différents.
Dans certains endroits, par exemple, l’État subventionne ou a subventionné les services postaux d’entreprises privées pour compenser les coûts plus élevés dans les régions. Depuis 2024, l’obligation de service universel n’est cependant plus requise pour PostNord en Suède et au Danemark.
Autre élément : en Italie, le groupe Poste Italiane – privatisé à 35 % – propose d’importants services financiers et d’assurance, ce qui explique sa grande rentabilité. De tels services financiers ont été suggérés par certains pour Postes Canada il y a quelques années, compte tenu de l’étendue de son réseau régional, mais l’idée n’a pas été retenue.
De son côté, l’entreprise allemande Deutsche Post profite de la décision prise en 2002 d’acquérir l’américain DHL, une entreprise de transport de colis devenue énorme, présente dans 220 pays. Pour faire une comparaison équitable, les données de Deutsche Post AG que j’ai comparées excluent celles de DHL.
Signalons enfin qu’en devenant privées, les sociétés postales européennes ont eu plus de latitude sur le prix des prestations (timbres) et la gestion des dépenses. La qualité du service est aussi parfois critiquée, comme c’est le cas au Royaume-Uni.
Outre PostNord, ces sociétés européennes sont cotées en bourse, ce qui impose d’être rentables. L’évolution du cours de leurs actions depuis leur privatisation il y a une dizaine d’années donne une bonne idée de leur évolution.
Quelle aurait été la situation à Postes Canada si le gouvernement conservateur de Stephen Harper avait accepté la privatisation de l’entreprise et son introduction en bourse en 2006 ?
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Quoi qu’il en soit, pour Postes Canada, on voit mal comment les deux camps pourraient se rapprocher tant l’écart est grand entre les revendications syndicales et les offres patronales.
Faudra-t-il encore intervenir du ministre fédéral du Travail, Steven McKinnon, comme il l’a fait pour les ports et le transport ferroviaire ? Dans ce cas, faut-il conclure que les syndicats des entreprises monopolistiques ou quasi-monopolistiques ont trop de pouvoir, compte tenu des effets de leur conflit du travail sur la population ?
À Radio-Canada, le ministre a déclaré qu’il n’interviendrait pas, qu’il fallait changer le modèle de Postes Canada. Tout cela pourrait mal finir…