« Il faut corriger, amender. » Le 13 décembre 2022, Christophe Béchu, alors ministre de la Transition écologique, promettait de mettre fin à l’exportation de pesticides interdits vers des pays aux réglementations moins protectrices. Alors que la loi Egalim interdit depuis 2022 l’envoi de ce type de produits dont l’usage est interdit dans l’Union européenne, près de deux ans plus tard, rien n’a été fait.
D’après les données recueillies par ONG Swiss Public Eye et Unearthed (l’unité d’enquête de Greenpeace au Royaume-Uni), plus de 7’300 tonnes de ces substances interdites ont été expédiées depuis la France à l’étranger en 2023.
Comment est-ce possible ? « À cause d’une faille dans la loi »explique Lorine Azoulai, ingénieure agronome et chargée de plaidoyer pour la souveraineté alimentaire à CCFD-Terre Solidaire. Une circulaire, censée préciser les conditions d’application de la loi Egalim, la rend totalement inefficace. La circulaire précise que l’interdiction concerne les produits finis et non les substances pures. « En d’autres termes, nous ne pouvons pas exporter le gâteau mais nous pouvons envoyer la farine, les œufs et le sucre séparément pour que d’autres, dans des pays lointains, puissent fabriquer le gâteau. »résume le chargé de plaidoyer. Cette faille permet aux fabricants d’expédier leurs substances interdites les plus toxiques en toute légalité.
C’est pourquoi CCFD-Terre Solidaire et l’Institut Veblen ont demandé en avril dernier aux trois ministres concernés (Christophe Béchu pour la Transition écologique, Marc Fesneau pour l’Agriculture et Bruno Le Maire pour l’Economie) d’abroger la circulaire et d’en adopter une nouvelle. Des demandes restées lettre morte. Les deux associations ont donc saisi le Conseil d’Etat le 7 août et déposé leurs arguments juridiques le 4 novembre.
Une circulaire contraire à la loi
Leur argumentation repose sur deux principes : le premier est que la circulaire doit respecter les objectifs de la loi. Dans une décision du 31 janvier 2023, le Conseil constitutionnel a estimé que l’interdiction d’exporter doit être interprétée au regard des objectifs poursuivis par la loi Egalim, à savoir la prévention des atteintes à la santé et à l’environnement liées à la diffusion de substances actives interdites dans le pays. Union européenne.
La seconde repose sur le principe de hiérarchie des normes, une circulaire devant respecter les principes constitutionnels et fondamentaux du droit européen. Ici, la circulaire va à l’encontre de la Charte de l’Environnement, qui reconnaît le droit de chacun à un environnement sain. Cela viole également la Charte des droits fondamentaux de laUE qui garantit la protection de la santé et de l’environnement. Enfin, le texte ne respecte pas la Déclaration universelle des droits de l’homme qui défend le principe de non-discrimination.
« L’État dispose de deux mois pour répondre, mais en pratique cela prend entre six mois et un an, et l’affaire ne sera pas jugée avant deux ans. »» déclare Stéphanie Kpenou, chargée de plaidoyer à l’Institut Veblen.
Conséquences néfastes
Cependant, il y a une urgence. Si ces produits sont interdits, c’est en raison de leur dangerosité, même à faible dose. Par exemple, la picoxystrobine, un fongicide utilisé dans les cultures de céréales et de soja, a été interdite enUE en 2017 pour son potentiel génotoxique, c’est-à-dire sa capacité à altérer laADNet sa haute toxicité pour les organismes aquatiques et les vers de terre. Le fipronil, interdit dans l’agriculture française depuis 2004, est un insecticide qui, comme les néonicotinoïdes, présente une toxicité aiguë pour les pollinisateurs.
Cette faille juridique a des conséquences dramatiques à trois niveaux. Premièrement, la fabrication de substances pesticides interdites a des effets importants sur l’environnement et la santé des personnes vivant à proximité des sites de production. Nos collègues de « Vert de rage » sur France 5 l’a démontré dans une enquête sur deux usines en septembre dernier : Syngenta, unique producteur de thiaméthoxame à Saint-Pierre-la-Garenne (Eure), et Basf, producteur de fipronil à Saint-Aubin-lès-Elbeuf (Seine- Maritime). Des échantillons d’eau prélevés à proximité des deux usines ont révélé la présence de thiaméthoxame, interdit en France depuis 2018 (à raison de 0,148 microgramme/litre, soit 48 % supérieur à la norme de qualité recommandée) et le fipronil (à des niveaux plus de 300 fois supérieurs au seuil de risque environnemental).
« Les travailleurs manipulent ces substances dangereuses parfois sans gants »
Une fois expédiés à l’autre bout du monde, ces produits ont également des effets néfastes sur l’environnement et la santé des travailleurs et des populations locales. Or, dans ces pays à revenus faibles ou intermédiaires, les règles d’usage sont bien moins protectrices. « Les travailleurs manipulent ces substances dangereuses parfois sans gants, masques ni aucune protection »specifies Lorine Azoulai.
Par exemple, dans les plantations de canne à sucre du Brésil, premier importateur de ces substances interdites (3 000 tonnes en 2023), l’utilisation de ces produits a entraîné des intoxications massives parmi les ouvriers agricoles et les riverains. « Entre 2010 et 2019, 56 000 cas d’intoxication ont été recensés, dont 20 % concernent les enfants »ajoute Lorine Azoulai. En Côte d’Ivoire, une dizaine d’enfants sont morts des suites d’une probable intoxication alimentaire liée à la consommation de bouillie de maïs contaminée par un herbicide. Les boîtes de conserve utilisées pour conserver les aliments avaient été utilisées pour contenir cet herbicide.
Le risque de l’accord avec le Mercosur
Dernière étape : retour à l’expéditeur. Vous pensiez que les pesticides interdits dans l’Union européenne n’avaient aucune chance de finir dans nos assiettes ? C’est faux. Café, thé, épices, légumineuses… Après analyses, l’équipe de « Vert de rage » a révélé la présence de résidus de cinq pesticides interdits dans plusieurs aliments. Ils avaient tous été exportés de France.
Si le sujet est brûlant, c’est aussi en raison de la signature prochaine de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le marché commun sud-américain du Mercosur (Brésil, Argentine, Paraguay, Uruguay et Bolivie). Même si Emmanuel Macron se dit opposé, il n’a rien fait pour modifier le texte ou le faire rejeter, et l’accord devrait être finalisé d’ici la fin de l’année.
Le traité prévoit de supprimer 90 % des droits de douane entre les deux zones, y compris sur l’exportation de pesticides interdits, et les importations de denrées alimentaires en contenant. Un accord dramatique pour la santé dès le 12 % des échantillons alimentaires importés du Brésil contiennent des résidus de pesticides interdits dans l’Union européenne, selon l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Ces résidus de pesticides interdits ont été retrouvés dans 77 % de pommes, 60 % de riz et 53 % de haricots importés du Brésil.
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